Des familles tunisiennes tentent de pénétrer en territoire algérien, fuyant la misère. «A Tadjerouine, c'est le dénuement total. Nous ne mangeons pas à notre faim…». Un important dispositif de sécurité est déployé au niveau du poste-frontière en prévision d'un autre rush. Heddada, la commune frontalière de Souk Ahras, embaume les pins en ce matin où le printemps s'annonce précocement et où les vergers verdoyants ont failli détourner notre attention de l'objet de notre visite. Les habitants de cette commune qui paraissent, à première vue, peu prolixes, ont l'habitude de recevoir les gens de la presse et c'est à cause de cela que l'on n'a pas éprouvé de difficultés pour engager la discussion sans trop introduire le sujet. Sobhi, notre ami natif de la région qui nous accompagne dans notre mission, n'a pas insisté pour que nos interlocuteurs aillent tout de suite dans le vif du sujet. L'un d'eux était témoin, lundi dernier, de cette tentative des familles tunisiennes de pénétrer en territoire algérien : «Plus de cinquante personnes, dont des femmes et des enfants, sont venues à bord d'un car jusqu'au poste de contrôle de la police des frontières. Ils scandaient tous ‘One two three viva l'Algérie'. D'autres suppliaient les agents de la PAF de les laisser atteindre le bout du couloir. ‘Mettez-nous en prison si vous le désirez, nous n'allons pas revenir', disaient-ils. Certains décrivaient, à qui voulait les entendre, le dénuement dans lequel ils vivent», nous raconte, ému par ces scènes, Amor, l'aîné du groupe. Et un autre citoyen de Heddada d'enchaîner : «Une folle rumeur faisant état du passage des premiers ressortissants tunisiens en territoire algérien a encouragé des habitants des autres hameaux à leur emboîter le pas. Ce qui a donné du fil à retordre aux services de la PAF et de la Gendarmerie nationale qui ont formé un cordon de sécurité pour empêcher les familles tunisiennes de franchir le poste-frontière.» Ces immigrants clandestins, arrêtés in extremis par les autorités algériennes, n'ont pas été avares en mots pour dire toute leur désillusion quant aux promesses non tenues des nouveaux gouvernants de leur pays. «Où sont les promesses de la révolution ?», «Nous vivons dans la misère», «Bouteflika, aidez-nous», sont autant de formules adressées aux autorités algériennes, selon la version rapportée par des témoins oculaires, présents lundi au poste de contrôle. Une situation sociale critique à Tadjerouine A Heddada et même à Souk Ahras où l'on a réussi à questionner un passager en provenance d'El Kef, le jour de l'événement, tout le monde est unanime à dénoncer la gravité de la situation sociale le long de la bande frontalière ouest de la Tunisie. Certains prédisent un flux migratoire important dans les prochains mois. Renseignements pris auprès d'une source au fait de cet événement, qui a requis l'anonymat, la première vague de Tunisiens est venue de la ville de Tadjerouine, une contrée où les débouchés sont rares et où la pauvreté a atteint la limite. Une communication via le réseau de téléphonie mobile Tunisiana a conforté cette approche : «A Tadjerouine, c'est le dénuement total. Nous ne mangeons pas à notre faim et les signes de misère n'ont pas besoin d'être montrés à un hypothétique visiteur. Venez voir vous-mêmes dans quelles conditions nous vivons. Il y a quelques années, nous faisions la navette vers la capitale pour des emplois journaliers, ce qui n'est plus possible avec cette marée humaine qui a quitté les bourgs et les villes de l'intérieur du pays et la montée de la violence en milieu urbain», nous dit une connaissance de notre accompagnateur Sobhi. Hier encore, un important dispositif de sécurité était déployé au niveau du poste-frontière en prévision d'un autre rush. Un nombre impressionnant de camions semi-remorques, chargés de marchandises, prenaient la direction de la Tunisie. Troc et main-d'œuvre à bas prix Les Tunisiens, qui passent légalement pour des raisons multiples, il en existe dans la wilaya de Souk Ahras et leur nombre a visiblement augmenté depuis la levée des restrictions imposées par le régime de Ben Ali. Pour 1000 dinars tunisiens, l'équivalent d'environ 7000 DA, c'est la grande joie pour les ressortissants du pays du jasmin. Fromages, yaourts, ustensiles, produits électroménagers… Bref, une aubaine pour les petits fonctionnaires qui arrivent tant bien que mal à mettre à profit ce déséquilibre monétaire. Ils sont aussi fortement présents dans les opérations de troc informel d'ovins, de combustibles et de certains produits importés par l'Algérie, les cartables et les effets vestimentaires entre autres. «Ceux qui vivent de contrebande ne demandent pas mieux. Ils peuvent circuler à tout moment entre les deux pays et ils sont fortement sollicités comme guides lors des transactions nocturnes», nous explique un citoyen de Heddada. A Souk Ahras, ils sont employés, sans déclaration, dans les secteurs du bâtiment et des services en contrepartie d'un salaire destiné au shopping. Voici le témoignage d'un promoteur : «Nous faisons appel parfois à des ressortissants tunisiens à cause de la rareté de la main-d'œuvre permanente qualifiée, mais nous ne pouvons déclarer un employé aux assurances sociales pour seulement quelques jours, sinon des heures de labeur.» Le pécule, ramassé après l'effort, sert à l'achat de produits prisés de l'autre côté de la frontière pour être vendus sinon troqués. Black-out officiel Aucun responsable ne s'est prononcé sur l'événement majeur de la semaine écoulée, et c'est compréhensible à un certain niveau des organes de décision, s'agissant de surcroît d'une conjoncture porteuse de spécificités dans les relations bilatérales des deux pays. Sauf que cette fois-ci, les responsables sollicités évitent tout contact avec les organes de presse et prient tout le monde d'omettre du papier l'intitulé de la partie sollicitée pour un complément d'information. Pis, ceux-là mêmes qui veillent au dossier ont préféré la version «rumeur infondée». Les élus de Heddada n'ont rien vu et le maire est déclaré absent depuis cinq jours. Il faut dire qu'à Souk Ahras, le culte du secret est toujours de rigueur et toute communication est tributaire d'un accord préalable des responsables centraux.