Le parti Ennahda cherche-t-il à confisquer la révolution tunisienne ? Un classique. Passé le temps où le leader de ce parti, Rached Ghannouchi, qui avait besoin de rassurer, avait déclaré au lendemain de l'élection de l'Assemblée constituante que «la religion sera absente de la nouvelle Constitution». Désormais, son parti veut graver la charia dans le marbre de la Loi fondamentale. Un recul. Le parti islamiste, qui domine l'Assemblée constituante avec 89 députés, fait une volte-face spectaculaire et tente d'imposer sa propre conception de l'Etat. Lors des débats en séance plénière, cette semaine, sur la doctrine de l'Etat tunisien, le groupe parlementaire d'Ennahda a défendu une Constitution profondément inspirée de la charia. Alors que la commission chargée des principes fondamentaux n'en est pas encore au contenu, les députés de ce parti exigent que le préambule mentionne la charia comme source du droit. Et c'est l'une des figures radicales de ce mouvement, Sadok Chouro, qui donne le ton : «Le préambule doit mentionner la charia comme la principale source du droit.» «Les principes de la Constitution doivent s'inspirer de trois principales références : le système des valeurs islamiques, l'héritage réformateur tunisien et les acquis de l'humanité, sans fanatisme, enfermement ou défaitisme», a défendu le chef de file des islamistes au sein de l'ANC, Sahbi Atig. «La religion ne relève pas du domaine privé, mais d'un ordre public et d'un mode de vie ; celui qui cherche à isoler la politique de l'islam attente à la structure de la pensée islamique», a-t-il encore soutenu. Même si des convergences demeurent sur la nature «civile et démocratique où le peuple est souverain, la séparation des pouvoirs garantie et le retour au despotisme à jamais proscrit» de l'Etat, la place de l'islam dans la future Constitution risque de faire éclater une coalition hétéroclite. Les deux autres formations de gauche, Ettakatol de Mustapha Bendjafer (président de l'Assemblée constituante) et le Congrès pour la République du président Moncef El Marzouki vont-elles abdiquer ou bien seront-elles forcées à rompre avec Ennahda ? «Tout est possible. La question n'est pas encore tranchée. Le parti islamiste persiste et cherche par tous les moyens à imposer sa conception des choses alors que des engagements avaient été pris dès le départ lors de la formation de la coalition. Des divergences de fond apparaissent à la lumière des débats sur le préambule et sur la place de l'islam dans le texte fondamental. Les islamistes d'Ennahda comme ceux de Pétition populaire et de Liberté et dignité prônent une Constitution d'inspiration religieuse. Nous ne nous laisserons pas faire. La politique traite des affaires publiques sans se soucier des croyances des citoyens. La Constitution définit et régule les rapports au sein d'une société. Nous défendons une Constitution républicaine. Nous n'accepterons pas un retour en arrière. Mais cela dit, nous insistons sur le respect de l'identité arabo-islamique», a indiqué Raouf Ayadi, responsable au sein du Congrès pour la République, dans une déclaration à El Watan. La troisième aile de la coalition, représentée par Ettakatol à qui est revenue la présidence de l'Assemblée nationale constituante, s'oppose farouchement aux partisans de l'introduction de la charia dans la future Constitution. Pour son chef de file, Mustapha Bendjafer, pas question de parler de «République islamique ni de République basée sur les institutions militaires». «Nous plaidons pour une Constitution républicaine, démocratique et civile. Nous militons pour la séparation du religieux et du politique et pour l'instauration d'un régime républicain ; l'identité arabo-islamique est inscrite dans l'article 1 de la Constitution de 1956, sur lequel sous sommes tous d'accord. Nous voulons un Etat qui garantisse les libertés, toutes les libertés. Il faut qu'on empêche l'instrumentalisation de la religion à des fins politiques», a défendu Mouldi Riah, chargé des relations extérieures à Etakattol. Le front de refus à l'introduction de la charia comme source normative s'élargit. Le Parti démocratique progressiste (PDP) de Ahmed Najib Chebbi défend, lui, une Constitution «dont l'esprit s'inspire de notre histoire millénaire, mais aussi de nos aspirations au progrès et à la modernité». Il faut rappeler que les intimidations des islamistes ont commencé au lendemain de l'élection de l'Assemblée constituante. Arrivés en tête des élections, les islamistes ont tenté de «façonner à leur manière la nouvelle société tunisienne. Ils veulent revenir sur tous les acquis politiques et sociaux arrachés de haute lutte par des générations de militants, de Bourguiba à Ben Ali. Nous sommes toujours en révolution nous les affrontons sur le terrain quotidiennement», a assuré la militante féministe Radhya Nasraoui. En somme, une année après la chute du régime de Ben Ali, la Tunisie cherche, non sans difficulté, sa voie. Si la révolution a renversé héroïquement l'une des dictatures les plus cruelles de la région, elle a ouvert la voie non seulement à la liberté, mais également à des conflits pas faciles à résoudre.