Il est terrible de ne pas trouver ce à quoi on tient le plus. On aime la désolation des étendues hivernales, on guette impatiemment ce moment où le ciel pleure toutes ses larmes, mais non, rien. Sinon un hiver victime aussi de dépressions passagères, de sautes d'humeurs incongrues - soleil et redoux, quelle idée ! - mais heureusement l'actualité est là, folle, imprévisible. Des romans publiés cet automne en Algérie, il n'en demeure que le goût têtu et entêtant des bonnes feuilles. En vérité, c'est tout un paysage littéraire qui prend forme, lentement, difficilement, avec ses valeurs sûres, ses thèmes récurrents et ses maladresses. Certainement. Mais que dire de l'Algérie d'aujourd'hui ? On a le sentiment que les auteurs fourbissent leurs armes. On solde les comptes - avec soi d'abord -, on revisite l'histoire de l'Algérie (les Ottomans, les Français...), on fait les fonds de tiroir, on tente de contenir ses angoisses, on soigne comme on peut les séquelles de la drôle de guerre... Rien de plus normal. Mais il faut se méfier d'un auteur qui semble se désintéresser du monde où il vit, des rues où il marche, des gens qu'il croise. C'est n'est que le calme avant la tempête. Bientôt, on parlera de ce qui fâche. Patience, patience : la mondialisation, le pétrole et les Américains, l'affairisme assoiffé, la compromission et l'accommodement, les nouveaux riches et les anciens pauvres, le politique confisqué et l'état de droit réduit en miettes, les garçons et les filles qui ne peuvent pas s'aimer... Patience, en temps voulu de tout cela on parlera, ou plutôt on en écrira la chronique. Pour l'heure, parons au plus pressé, révisons nos gammes. Par exemple, Mohamed Badawi : un badaud égaré dans ce sinistre lieu qu'est devenu l'OREF, l'aurait croisé jeudi dernier à la salle Frantz Fanon venu se soumettre à la torture mentale de l'étrange rituel initié par l'association Chrysalide. Il y était pour parler de son recueil de nouvelles Neuf Moi. Drôle de titre pour un livre et drôle d'endroit pour un café littéraire pas comme les autres. Badawi y était donc, nerveux, tendu, cigarette négligée aux doigts, pull immaculé au col roulé à la Zizou, plutôt beau garçon. Gentil aussi. Il se laisse amadouer sans peine et répond gentiment aux flots de questions qu'on lui pose. Il a en face de lui quatre lecteurs, qui le soumettent à « la question » comme on torture un criminel. Il raconte une partie de sa vie, ménageant les zones d'ombre, révélant les failles que l'on devine terribles. Alger, la passion de la démographie qu'il étudie et qui lui donne les clés de la compréhension d'une bonne partie du malaise algérien, le difficile métier de journaliste dans la tourmente du milieu des années 1990, puis l'échappée belle. Partir ou mourir, partir même s'il faut payer le prix de la culpabilité, telle une figure imposée, partir et se retrouver au Canada. Puis l'écriture. Catharsis, passage (presque) obligé de la rédemption, douleur des élancements littéraires. Une nouvelle, puis l'autre, et encore une autre... La lecture aussi : Kundera et son pessimisme, Kafka et la peinture de l'absurde, Camus... Il se dit volontiers disciple de Diogène, ce curieux philosophe de l'antiquité, contemporain de Platon, qui habitait un tonneau et qui éleva le cynisme au rang d'art. Mais un cynisme qui est d'abord de l'ironie et qui n'a qu'un seul but : démasquer, sous une parure toujours plus luisante, la vanité humaine la plus creuse. Dénigrement d'autrui, moquerie, tout est bon pour déjouer le complot des apparences. C'est que, à la Bourse Badawi - celle où Cevital ne sera jamais cotée - l'espèce humaine n'a pas trop la cote en ce moment. Sa passion va plutôt aux animaux. Pas tous, loin s'en faut. Pour lui, il n'y a que deux seigneurs : le saumon et le guépard ! Un poisson qui navigue entre eau salée et douce et qui se fixe comme challenge de remonter le cours des eaux et un prédateur magnifique qui ne tue que pour se nourrir. C'est à ce dernier qu'il consacre la nouvelle la plus saisissante du recueil, est aussi la plus courte (avec Le chameau). C'est un guépard littéraire et bavard qui raconte son quotidien, fait de chasse nécessaire, de grandes courses à en perdre haleine, de noble attitude... Un guépard qui peut s'émouvoir ainsi devant une gazelle et la laisser en vie, comme ça, pour rien, « pour la noblesse du geste ». Puis un beau jour, tout s'écroule, le jour où « un homme entièrement couvert et loin de son territoire était venu chasser ». Cette vision et cette pensée sont insupportables à l'agile prédateur l'amènent à vouloir « attaquer sans raison ». Il tue l'homme, se délecte de sa peur, s'effraie à la vue de ses viscères et laisse « aux hyènes et aux vautours le soin de le dépecer ». On pense alors à cette littérature qui s'attaque au côté animal de l'homme, où comme l'écrivait le philosophe Gilles Deleuze qui explore son « devenir animal ». On pense bien évidemment à La métamorphose de Kafka, ou plus encore au court roman de Joâo Guimarâes Rosa, texte singulier (publié en 1961, il n'a été traduit que récemment), Mon oncle le jaguar, monologue d'un chasseur, qui lentement se transforme en jaguar : fascination devant la bestialité pure, émotion née du destin d'un homme dont l'animalité est la finalité ultime. Oui, alors, semble nous dire Badawi, nous ne faisons que taire nos pulsions animales et seule l'écriture peut nous y ramener. De fait, dans ses nouvelles, une sorte de rage couve sous les dehors d'une écriture policée. Le Mutant ou L'Etranger racontent la sauvagerie des situations anodines et le dérèglement d'un monde (la bureaucratie, la condition de l'émigré, les lois du travail...), un monde tel « un grand souk libéral » où on est « une valeur marchande », où l'on suit « un mode d'emploi, des normes d'utilisation et une date de péremption », un monde où il va falloir apprendre à devenir « compétitif, visible, autonome, compétent, flexible, adaptable... obéissant, taillable, corvéable, aplaventriste, délateur, égoïste... ». Personne ne trouve grâce aux yeux de Badawi qui s'échine à décliner les situations : le père, le roi, l'intègre... L'absurde et l'humour, qui sont ses viatiques, pèsent parfois, appuient exagérément : facilité des bons mots, convenu de certaines scènes... Les fameux questionneurs ne le ménagent pas après avoir chanté ses louanges, ils pressent là où ça pourrait faire mal. La salle Frantz Fanon devient alors une salle d'accouchement après ces « neuf moi », mais Badawi, impassible et visiblement ravi ne se démonte pas. A la fin de la rencontre, un des questionneurs insista pour que Badawi consente à nous montrer comment se danserait la danse du « tagalamentag », qui est le motif de sa nouvelle la plus légère et sinistre à la fois, l'histoire d'un danseur émérite, mort par la faute de son pacemaker, victime du bogue de l'an 2000. A cette demande, Badawi opposa un refus poli et souriant. On ne saura pas alors ce que peut bien être cette danse. Peut-être une sorte de « danse avec les loups », le seul prédateur, nous dira-t-il, qui peut attaquer et tuer gratuitement ? Oui, ce doit être cela, et apprendre cette danse risque de nous être bien utile à l'avenir. Mohamed Badawi, Neuf Moi, roman, Ed. Chihab, octobre 2005