Par l'historien Amar Mohand-Amer (université d'Oran) * Avant de développer un sujet «critique», «miné», celui que les historiens appellent «la crise du FLN, l'été 1962», le jeune historien rappelle que le 18 mars est une date très importante pour l'histoire de l'Algérie. Les Accords d'Evian, signés ce jour-là et proclamés le lendemain, devaient préparer la période transitoire qui va du 18 mars au 20 septembre 1962, date de l'élection de l'Assemblée nationale algérienne constituante. Il y avait chez les Algériens, qui négociaient au nom du GPRA et du FLN, une vision «naïve, peut-être» mais qui a existé, celle d'une Algérie où au moins 500 000 Européens devaient rester en Algérie, avec des garanties relevant de la création d'un Exécutif provisoire, soit un gouvernement de fait formé par une moitié de membres du FLN et par une autre moitié de la société civile, incluant des musulmans et des Européens comme Roger Roth et Charles Koening et Manonni, et une force locale qui serait composée d'appelés musulmans de l'armée française. Le FLN avait accepté que pendant cette période transitoire il y ait une armée de 40 000 à 60 000 membres. L'objectif de cette armée était de permettre une transition dans des conditions acceptables. Le 18 mars personne n'imaginait que l'indépendance serait synonyme des violences que subiront tous ceux qui habitent en Algérie, toutes communautés confondues, pas seulement les harkis ou les Européens. Du côté du FLN, l'objectif est la tenue, à l'indépendance, d'un grand congrès réunissant les forces vives algériennes (syndicalistes, femmes, jeunes, intellectuels…). Pourquoi le scénario sud-africain n'a-t-il pas été possible en Algérie, thème développé la veille par l'historien Gilles Manceron ? Deux événements sont à l'origine de cet échec. L'OAS a été le principal facteur et cause du départ d'une grande partie des pieds-noirs. Bien que l'OAS se soit définie comme une armée, elle s'est plus attaquée aux civils, à l'ALN et à l'armée française. Mohand-Amer a ensuite axé son intervention autour de trois grandes questions : la légitimité populaire ; les institutions nées de la guerre et celles nées de la crise ; rapport du politique au militaire. La question de la légitimité est un serpent de mer, c'est un problème important au sein du FLN de 1962 à 2012. Au 18 mars 1962, il y avait une cohabitation de plusieurs légitimités, la plus incontestable, selon l'historien, est celle des maquis, la deuxième est celle de l'armée des frontières au Maroc et en Tunisie, la troisième légitimité celle du GPRA, la quatrième de l'Exécutif provisoire résultant des Accords d'Evian et c'est la seule autorité officielle de l'Algérie pendant cette période transitoire, avec sa force armée, et la dernière légitimité est incarnée par les personnalités libérées le 18 mars : Ben Bella, Boudiaf, Aït Ahmed, Khider et Bitat, une légitimité associée au moment fondateur du 1er Novembre. Paradoxalement, ce n'est pas la légitimité de l'ALN avec sa martyrologie, l'aura de ses maquis ou la puissance de l'armée des frontières qui s'imposent en 1962. La légitimité effective est l'apanage des politiques, notamment Ben Bella et Boudiaf. L'indépendance crée ses propres règles, sa propre logique. Pourquoi le GPRA ne tire-t-il pas les dividendes d'une grande victoire, celle des Accords d'Evian reconnus par des dizaines de pays et non des moindres ? De 1954 à 1962, le FLN a réussi à masquer ses divisions, ses luttes de pouvoir. Le GPRA arrive en 1962 avec un double paradoxe : il est le principal acteur des Accords d'Evian, mais au sein du FLN, il est contesté par les responsables qui sortent de prison et par la base, c'est-à-dire l'ALN. Et aussi par le gouvernement français qui ne l'a jamais reconnu, bien qu'il ait signé avec lui les Accords d'Evian. La deuxième atteinte se produit quand le premier ambassadeur de France, Jean-Marcel Jeanneney, mise sur le groupe de Tlemcen autour de Ben Bella. Jeanneney ne rencontrera jamais le président du GPRA. Pour Jeanneney, Ben Khedda est un phraseur et sa place est dans une université et non pour représenter l'Algérie à un moment difficile. Le GPRA c'est aussi les centralistes, une certaine élite. Ce problème entre l'élite et les militaires n'est pas nouveau au sein du FLN. Quand Jeanneney demande à Ben Bella pourquoi le FLN marginalise ces intellectuels (Réda Malek, Réda Houhou, Benhabylès…), il répond que ce sont des techniciens de la révolution et non des révolutionnaires. C'est récurrent jusqu'à aujourd'hui. Ben Bella et Benkhedda ont deux conceptions différentes de la chose publique. Ce sont deux parcours. Ben Bella est considéré, en 1962, comme le leader national, statut que personne ne lui conteste, ce que lui contestent ses opposants, c'est sa volonté de privatiser le FLN. C'est ce qu'il fera au CNRA de Tripoli. En 1962, l'ALN est divisée entre une armée des frontières puissante, bien équipée, politisée, qui n'a subi aucune crise ou presque (affaire Zoubir en Oranie), et en face, une ALN qui a souffert d'un côté du plan Challe et de la marginalisation politique. L'intégration au sein de l'ALN des «Marsiens» posera problème. Les «Marsiens» sont tous ceux qui rejoignent l'ALN à partir de mars 1962. Ce sont des dizaines de milliers de combattants de la 25e heure et qui vont jouer un rôle important dans la grande insécurité que vont subir tous ceux qui habitent en Algérie à ce moment-là. Le gros des ralliements vient des appelés algériens de l'armée française. De nouvelles institutions vont apparaître, la plus importante étant le Bureau politique. Ben Bella ne se voit pas comme un dirigeant élu démocratiquement, mais comme un leader. Avec Ben Bella, c'est le retour de la primauté du politique sur le militaire pendant une période courte, le retour du leader charismatique que le FLN avait banni. Ce qui constituait une atteinte au principe de la collégialité. C'est pourquoi, Ben Bella veut être désigné comme le chef avant l'indépendance, d'où en résultera la crise de l'été 1962. Il ne rentrera à Alger que le 3 août en tant que chef du FLN. Ben Bella ne fait pas de coup d'Etat contre le GPRA, mais un coup de force politique en s'appuyant sur Ferhat Abbas et son groupe, sur l'armée des frontières et quelques wilayas, il est aidé par l'Egypte et par la France. Le BP devient l'autorité suprême du FLN, il va diriger le pays, mais s'opposera à la Wilaya IV, l'Algérois. Le BP s'attaque à la Wilaya IV en utilisant la puissante armée des frontières. Mais la population n'a jamais adhéré à cette crise, pour preuve, en septembre quand l'armée des frontières écrase de manière brutale la Wilaya IV, la population s'interpose, c'est ce qui a permis à l'Algérie d'éviter d'entrer dans une crise grave, la «congolisation» que beaucoup redoutaient. Concernant les harkis, Amar Mohand-Amer relève qu'ils étaient protégés par les Accords d'Evian. Le 18 mars personne ne pensait que les harkis allaient subir une tragédie. Le FLN (GPRA ensuite le Bureau politique) n'a jamais appelé à des représailles. Par contre, la carence du pouvoir, les luttes intestines, le ralliement par dizaines de milliers des «Marsiens», ont fait que la configuration de l'ALN de l'intérieur a complètement changé. La crise du FLN crée aussi les conditions objectives aux ambitions, aux règlements de comptes. C'est une période qui n'était pas maîtrisable. Ben Bella arrive au pouvoir le 20 septembre au moment où Boudiaf, l'un des principaux hommes de Novembre 1954, quitte le FLN et crée le PRS. La thèse de Amar Mohand-Amer, soutenue en avril 2010 à Paris VII, sera publiée par les éditions Barzakh avant la fin de l'année.
*Synthèse d'une communication au colloque «50 ans après les Accords d'Evian. Sortir de la guerre d'Algérie : regards croisés, regards apaisés»