Le dernier roman d'Abdelkader Djemaï, un récit fortement inspiré. Discret mais productif : deux adjectifs qui décrivent à mon sens le romancier Abdelkader Djemaï, né à Oran. Son intérêt pour sa région est palpable car il est attaché à sa langue, à ses traditions culturelles et à son histoire. Mais son écriture est loin d'être régionaliste. Abdelkader aborde des thématiques qui mettent l'humain au centre de ses récits qui deviennent universels. L'Histoire de l'Algérie l'interpelle dans son dernier roman, La Dernière nuit de l'Emir paru le mois dernier aux éditions du Seuil à Paris. L'Emir, c'est bien entendu l'Emir Abdelkader. Comme de nombreux ouvrages historiques et fictionnels ont été écrits sur ce personnage, auquel un colloque international important vient d'ailleurs d'être consacré, comment le romancier va-t-il aborder une telle entreprise sans tomber dans le piège de la biographie, de la réécriture de l'histoire ou de l'écriture purement politique à charge contre le colonisateur ? Le résultat est plutôt surprenant, car il n'y a rien de tout cela dans La Dernière nuit de l'Emir, même si le lecteur est mis en situation historique, de manière dramatique, héroïque aussi mais sans forfanterie, humaine surtout mais sans excès légendaire, en fait sans pleurnicherie. Le récit d'Abdelkader Djemaï remet en scène le personnage de l'Emir, devenu légendaire, voire mythique pour le courage qu'il a eu d'avoir combattu le Général Bugeaud, de s'être opposé, dès ses débuts, à l'occupation de l'Algérie par la France et à la mise en œuvre du processus colonial. Pour tout cela, l'Emir Abdelkader a été condamné à l'exil, avec sa famille et ses proches compagnons, soit quatre-vingt seize personnes au total. Son départ pour un exil sans retour eut lieu un certain 24 décembre 1847. Abdelkader Djemaï n'est pas à son premier roman, puisqu'il a déjà publié Un Eté de cendre en 1995, Camus à Oran et Sable rouge en 1996, 31, rue de l'Aigle, Mémoires de nègre en 1999, Dites-leur de me laisser passer, Camping et Gare du Nord en 2003. Il a reçu le Prix Découverte Albert Camus et le Prix Tropiques. Son écriture est mature, sobre, directe, sans fioritures. Il le confirme justement avec ce dernier roman où il ne déroge pas à cette précision narrative. La Dernière nuit de l'Emir dépasse le mythe du personnage historique pour se rapprocher de ce qui est justement humain chez ce grand homme, ce grand guerrier qui fut aussi philosophe et poète. C'est là où se situe le tour de force de Abdelkader Djemaï qui n'est ni historien ni politologue. Le récit est placé au niveau de ce que pensait, de ce qu'a pu ressentir l'Emir Abdelkader lors de cette dernière nuit, non pas celle de sa vie, mais celle de ses derniers moments passés sur sa terre natale, dans ce petit port de Djemaaa-Ghazaouet, avant d'être embarqué sur le Solon qui l'a emmené vers d'autres cieux sans espoir de retour de son vivant, sachant que ces cendres reposent aujourd'hui dans ce pays qu'il a défendu corps et âme. L'exercice de se mettre dans la peau et la pensée de l'Emir durant cette dernière nuit en Algérie est certes périlleux, mais la sobriété de l'écriture a permis d'éviter tout pathos. Les descriptions de l'environnement transcrivent de manière magistrale les états d'âme en montrant la fierté de l'Emir et de ses compagnons : «Deux jours et deux nuits, il pleuvait sur Djemâa-Ghazaouet, un petit port au nord-ouest de l'Algérie... Ce soir-là, les larmes de l'Emir Abdelkader et de ses compagnons étaient cachées au fond de leur cœur. Ils venaient, après une résistance longue et acharnée, de connaître la défaite. Durant plus de quinze ans, ils avaient lutté contre une armée solidement équipée et bien nourrie. Une armée qui était à l'époque la plus puissante du monde». Si ses compagnons n'avaient jamais vu la mer, l'Emir avait fait le voyage à la Mecque par bateau à l'âge de 19 ans, et il était rassurant car il émanait de lui une sérénité qui perturbait les Français. La technique narrative fonctionne sur le mode du souvenir, des pensées de l'Emir par rapport à son histoire, des flash-back par rapport à l'histoire de son beau pays où les moments de joie et de fêtes entre les smalas avant l'arrivée des Français, des instants d'un paradis perdu, mais pas à tout jamais. Par le truchement d'un narrateur nommé Bachir El Wahrani, les souvenirs fleurissent, les temps forts de la résistance reviennent au galop. Abdelkader Djemaï utilise le ton de la proximité pour des moments forts de cette vie exceptionnelle : lorsque le père de l'Emir, Mahieddine, l'envoie parfaire son éducation à Oran alors qu'il n'avait que quatorze ans, quand sa mère, Lalla Zohra, lui tisse son chèche blanc pour son intronisation en tant que chef de la résistance dès l'automne 1832. Les événements défilent et la mémoire reconstruit ce qu'il a vécu sur sa terre l'Algérie. Sobre, modeste, l'Emir a été fait par les événements comme il aime à le penser. Né à Guetna à «un jet de pierre de Mascara, Abdelkader disait qu'il ne fallait jamais demander quelles étaient les origines d'un homme, mais qu'il fallait savoir ce qu'il avait fait de sa vie : «Il faut interroger plutôt sa vie, son courage et ses qualités». Et le lecteur se retrouve si proche de cet homme hors du commun. L'Emir philosophe livre tout un testament, avec justesse, lui qui a lu Ibn Sina, Ibn Rochd, mais aussi Platon et Aristote et, bien entendu, Ibn Khaldoun. Durant cette dernière nuit, Abdelkader Djemaï décrit un homme au service de son peuple, car un des plus grands regrets et une des plus grandes blessures de l'Emir était de ne pas avoir défendu les siens «lorsque la Smala avait été violemment saccagée par les soldats du Duc d'Aumale». Au moment du départ du Solon, l'Emir emportait avec lui un morceau de cette terre si chère, au plus profond de son cœur. Une nouvelle trahison des Français l'attendait. Le bateau appareilla vers Toulon et non vers Alexandrie, comme le pacte le précisait. La Dernière nuit de l'Emir est un roman touchant, car il introduit le lecteur dans la conscience et l'intimité d'un grand Algérien, l'Emir Abdelkader. Abdelkader Djemaï qui porte en prénom le nom de ce personnage et connaît si bien les lieux de son récit ne pouvait qu'en être fortement et justement inspiré.