Le débat en Algérie, lorsqu'il existe, se distingue de plus en plus par une dérive dangereuse vers l'anathème, l'exclusion et la disqualification de tout écrit ou parole qui ne rentrent pas dans le moule d'un nationalisme étroit instrumentalisé par le pouvoir. Un jour, c'est un ministre qui dénie à un universitaire, sous le fallacieux et populiste prétexte «d'une vie coconnée en France», la liberté de proposer une analyse des fondements autoritaires et répressifs du pouvoir en Algérie. Un autre jour, c'est un juriste de renommée internationale que le président de la Commission nationale de protection des droits de l'homme, nommé par le gouvernement, veut disqualifier pour ses dénonciations des violations des droits humains sous le prétexte, d'ailleurs faux, qu'il serait de nationalité française. Cela s'est manifesté récemment par une analyse qui, en dépit des références à des travaux universitaires, ne pouvait donner le change sur ses fins ultimes, remettre en cause et disqualifier des productions intellectuelles et culturelles. Celles-ci, tout en tentant de s'inscrire dans l'universel, portent pourtant bien les marques d'une histoire et d'une sociologie particulières au pays, dans ses modes d'acculturation et de confrontation aux cultures différentes. Cela s'exprime souvent dans l'approximation historique à l'égard de certains acteurs majeurs du mouvement national, stigmatisés du seul fait qu'ils parlent d'ailleurs et qui sont renvoyés à des positionnements arrêtés une fois pour toutes, sans autre forme d'analyse historique rigoureuse croisant les archives, les sources et les témoignages. Cela se banalise également dans les prises de position d'universitaires et de citoyens délégitimant les points de vue de ceux qui viennent d'ailleurs «nous donner des leçons», comme l'ont exprimé des intervenants au colloque d'El Watan portant sur les révoltes arabes. Ces pratiques visent à sacraliser la pensée monolithique dominante et à empêcher le développement de l'esprit critique. Pour se soustraire au débat, on recourt à la stigmatisation et l'insulte, s'assurant ainsi le vide politique et la stérilité intellectuelle. Et que l'on ne nous sorte pas l'argument usé de l'ingérence et des influences étrangères, mot d'ordre de légitimation d'un statu quo intenable, plutôt que réelle prise en compte des intérêts nationaux. Ce sont bien les fractures suscitées et les étiquetages téléguidés qui sont les plus lourds facteurs d'implosion. Ce sont bien les apprentis sorciers qui manipulent et opposent les différentes composantes de la société, des régions, des catégories sociales, qui mettent plus sûrement en danger le devenir national. Seuls des débats contradictoires et ouverts, sans anathème ni exclusive sont des garants sûrs du rassemblement dans le respect de la diversité et des risques des ingérences étrangères. La tendance à l'enfermement et l'obsession du contrôle de la société que dénotent d'ailleurs différentes dispositions de lois relatives aux associations, à l'information, aux partis et aux élections nous paraissent dangereuses pour une société composée majoritairement de jeunes et qui aspire à être dans un monde en mouvement. Arrêtons de tuer l'espérance et éloignons-nous de cette mentalité d'assiégés, où tout écrit, parole ou point de vue produits hors d'un cadre national strictement balisé, sont considérés comme transgressifs. Paris, mars 2012 Pour le cercle Nedjma (contact : [email protected]) Mohammed Harbi (professeur d'histoire) ; Madjid Benchikh (professeur de droit) ; Aïssa Kadri (professeur de sociologie) ; Ahmed Dahmani (maître de conférences en économie).