En ce jour fatidique donc, les jeunes avaient trouvé un prétexte politique pour crier au monde l'étendue de leur détresse et en découdre, au péril de leur vie, avec un pouvoir disqualifié. Le 5 octobre 1988 ! Alger offre l'image d'un désordre absolu. Voitures brûlées, édifices publics saccagés, anathèmes incessants à l'adresse des responsables de l'Etat algérien et, en particulier, du premier d'entre eux, le chef de l'Etat lui-même : le président Chadli Bendjedid. Qu'en a-t-on dit et écrit depuis cet événement inédit dans la vie d'un pays qui promettait, sous la bannière d'un socialisme ethnocentré mais triomphant, monts et merveilles à une jeunesse aujourd'hui lasse de promesses non tenues et totalement désabusées. En ce jour fatidique donc, les jeunes avaient trouvé un prétexte politique pour crier au monde l'étendue de leur détresse et en découdre, au péril de leur vie, avec un pouvoir disqualifié car réputé inapte à porter plus loin leurs aspirations vers le bien-être. Ce que des esprits mal avisés s'empressèrent aussitôt de confondre avec un banal “chahut de gamins” ou un simple “éclair dans un ciel serein” allait, de proche en proche, constituer le point de départ d'une crise politique sans précédent dans le pays et le début d'un long processus de déstructuration sociale avec, en corollaire, l'émergence d'une violence politique à connotation religieuse rarement égalée dans l'histoire du monde. Et comme ce fut le cas pour les événements de Mai 1968 en France, il faudra patienter quelques années avant que l'ensemble des analystes de cette drôle de jacquerie en admettent, par-delà les manipulations politiques qui l'ont évidemment rendue possible, le caractère symptomatique d'une structure sociale déjà malade de ses ambivalences idéologiques autant que de sa mauvaise gouvernance. Une structure sociale malade de ses ambivalences Pour ma part, j'étais à l'époque des faits recteur de l'université d'Alger et j'avais donc, en cette qualité, tout le loisir d'observer de près l'étendue des contradictions qui travaillaient en profondeur la société globale, dysfonctionnements multiples auxquels j'avais d'ailleurs déjà consacré plusieurs ouvrages. J'y notais en particulier le caractère syncrétique et particulièrement dangereux, du point de vue des processus psychologiques de construction de l'identité individuelle et sociale, du système d'enseignement national singulièrement porté par des valeurs paradoxales : apologie du socialisme concomitamment à celle d'un ethnocentrisme culturel et religieux, populisme tapageur servant de justification à une loi d'orientation de l'enseignement où la démocratisation du savoir se confondait avec la massification des effectifs scolaires et universitaires ; rejet des idées de qualification et de performance dans les systèmes de formation au prétexte qu'elles pouvaient conduire à un élitisme de type néocolonial… Le manuel scolaire était pour sa part tellement saturé de messages contradictoires qu'il figeait la pensée de l'élève dans des conflits de signification se situant, parfois, aux confins de la posture schizoïde : le référent au sacré y côtoyait, comme dans une litanie religieuse, le profane et l'ensemble du message pédagogique était mû par un antagonisme de valeurs reproduisant celui du pouvoir politique lequel butait de longue date sur une équation fermée : comment faire pour changer (gagner la bataille du développement) tout en restant le même (valorisation des constituants de l'identité nationale et rejet corrélatif des facteurs de l'altérité culturelle) ? N'était-ce pas l'époque où le concept de l'algérianisation s'était assorti d'un culte quasi religieux des “constantes nationales” procurant ainsi une justification politique aux obsessions authenticitaires des dirigeants algériens ? On ne sait encore de quel corpus idéologique ils s'étaient alors inspirés, mais le fait est qu'ils semblaient convaincus que leur légitimité politique gagnerait en densité avec le parachèvement d'un système de gouvernance à nul autre pareil : qui ne se souvient que c'est à partir de l'idée saugrenue d'un socialisme spécifique qu'on a pu ensuite halluciner une “industrie industrialisante”, mélanger tradition et modernité, associer islam et “révolution permanente”, le rouge et le noir (mais sans Stendal)… Syncrétisme de valeurs érigé en système de gouvernance, voilà qui va — pour le moins — donner du fil à retordre à tous ceux qui, minorés et déconfits, militaient encore pour une Algérie plurielle et résolument tournée vers les catégories de la modernité intellectuelle et sociale. De sorte qu'il devient un truisme psychologique de dire, aujourd'hui, que les jeunes générations d'Octobre 1988 furent tout naturellement imbibées, depuis l'école et l'université, par ces ambivalences culturelles et politiques. Sans doute en a-t-il résulté une confusion prévisible dans leurs repères identitaires et, dans certains cas étudiés, une angoisse latente qui attendait le moment idoine pour se manifester violemment. Et, cependant, que ce facteur endogène posait déjà problème, un second facteur, exogène celui-là, allait rendre l'explosion d'Octobre inévitable : il faut se souvenir, en effet, qu'en ces temps d'incertitude politique, la société algérienne était déjà engluée dans un processus de paupérisation inquiétant et que ces jeunes avaient certainement intériorisé les angoisses existentielles de leurs parents dont ils n'étaient pas dupes. On peut alors supposer que la formidable logique d'exclusion sociale qui frappait leurs aînés les interpellait douloureusement avant qu'ils ne soient eux-mêmes et par identification gagnés par la même détresse. Qui ne se souvient de tous ces jeunes exclus du système scolaire, livrés à la rue et vivant au quotidien une misère à variables multiples, sociale, économique et sexuelle ? Ceux que l'on appelait les hitiste, sobriquet infamant désignant des jeunes subissant l'exclusion sociale, sont encore dans toutes les mémoires. Ailleurs, ce sont des cohortes entières de nouveaux licenciés des universités qui allaient brutalement déchanter en découvrant que leur diplôme avait cessé d'être, sur le marché du travail, ce sésame qui devait leur ouvrir grandes les portes de l'ascenseur social. Mouvement prévisible Et les exemples peuvent se multiplier à l'infini pour confirmer le caractère prévisible de ce vaste mouvement de protestation sociale qui avait donné naissance aux tragiques événements du 5 Octobre 1988. On voit bien aujourd'hui que les conditions politiques et sociologiques qui les avaient précipités sont restées, mutatis mutandis, inchangées sinon qu'elles se sont exacerbées sous l'effet combiné d'une gestion encore intuitive de la cité, d'une globalisation économique féroce accentuant les clivages sociaux et les égoïsmes et, surtout, en raison de la même défection des pouvoirs publics à l'égard du sort d'une jeunesse aujourd'hui plus vulnérable que jamais : gageons que “le harrag” d'aujourd'hui qui rêve de quitter le pays au péril de sa vie est exactement le même que le “hitiste” d'hier qui aura à présent décidé d'aller au bout de sa logique suicidaire ; que le jeune sommairement formé dans la mosquée à une représentation eschatologique du monde (la vie n'a de sens que si elle prépare la mort) et qui “monte au maquis”, se suicide de la même façon que cet autre jeune qui met discrètement fin à ces jours bien que sans raison apparente, comme on dit. C'est pourquoi je prétends, en dernière analyse, que tous ces jeunes oubliés et laissés pour compte de la société participent de la même problématique en tant qu'ils partagent en commun le même désespoir, le même dégoût vital. Au cœur du problème, il y a – il faut bien le dire et le redire — un formidable déficit d'espérance ! (el amal en arabe). Et en terminant cette rapide incursion dans un épisode particulièrement douloureux de l'histoire nationale, il me revient à l'esprit le mot de Napoléon Bonaparte qui disait que l'on ne conduit le peuple que si l'on a un projet à lui proposer et qu'un chef est avant tout “un marchand d'espérance”. L'espérance en cette terre d'Algérie ? Denrée rare s'il en fut ! N. T.-T. *Professeur écrivain-psychanalyste