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Nasser Djabi. Sociologue, chercheur au CREAD
« Il y a eu une domestication du mouvement ouvrier »
Publié dans El Watan le 22 - 02 - 2006

La création de l'UGTA le 24 février 1956 est l'aboutissement d'un vieux combat syndical. Pouvez-vous nous faire un bref rappel historique ?
A vrai dire, les Algériens ont connu la pratique syndicale comme une partie du fait colonial dans son ensemble. De son contact direct avec une sorte du capitalisme de type colonialiste, en Algérie et dans l'immigration, notamment après les flux migratoires d'avant et d'après la Première Guerre mondiale, l'ouvrier agricole, qui travaillait comme saisonnier chez les colons, avait vécu certaines conditions liées à l'exercice syndical. Avant l'ouvrier agricole, il y avait les dockers et les travailleurs des exploitations minières. Viennent par la suite les cheminots. Il faut noter que l'ouvrier algérien, en application du Code de l'indigénat, ne fut pas admis à adhérer aux organisations syndicales. Plus tard, ce fut les pratiques discriminatoires qui s'exerçaient au sein des syndicats qui empêchèrent les travailleurs algériens d'accéder aux postes de responsabilité. Il a fallu attendre la période qui avait coïncidé avec la formation, en France, d'un gouvernement du Front populaire en 1936, pour permettre aux travailleurs algériens d'adhérer aux structures syndicales françaises. En parlant du syndicalisme, il s'agissait essentiellement de la Confédération générale du travail (CGT) dans laquelle se sont distingués des militants et dirigeants algériens. La Confédération avait, il faut le dire, formé les ouvriers dans le domaine de la pratique syndicale en Algérie et dans l'immigration, et ce pour deux raisons fondamentales. Premièrement, parce que la CGT fut un syndicat ouvriériste à caractère revendicatif plus que tous les autres. Au centre de ses préoccupations, il y a eu la question des salaires, ce qui intéressait principalement l'ouvrier algérien. Deuxièmement, parce que la CGT fut un syndicat de gauche, proche des communistes qui furent plus indulgents à l'égard des ouvriers algériens, contrairement aux syndicats de droite et cathliques.
Comment expliquez-vous la naissance d'une élite politique et syndicale dans un environnement aussi hostile ?
Bien qu'elle ait été acquise sous le joug colonial et sous l'effet d'un capitalisme de type colonialiste, cette expérience, relativement longue, a permis, durant la Seconde Guerre mondiale, avec ce qui en résultait comme ouverture politique, l'émergence d'une élite syndicale aussi modeste (quantitativement) soit-elle. La naissance de cette élite fut également favorisée par le débarquement des troupes des Alliés en Afrique du Nord, par l'essor du mouvement national et l'apparition, plus tard, de l'Union soviétique (bloc Est) ainsi que par l'émergence de mouvements nationaux dans le Tiers-Monde. Ce fut cette élite qui jeta les premiers ponts entre le mouvement national, avec ses différentes composantes politiques et organiques, et le mouvement ouvrier. Cela a provoqué, par la suite, la prédominance du courant nationaliste indépendantiste, représenté par le PPA-MTLD, au détriment des communistes qui, pourtant, avaient une forte présence syndicale en Algérie.
Il y avait donc une relation directe entre le mouvement national et le mouvement syndical. Y a-t-il eu une influence du premier sur le second ou c'est l'inverse qui se produisit ?
Le mouvement national influença considérablement le mouvement syndical. L'inverse est également juste. Cette dynamique syndicale avait donné, en plus des cadres aguerris et suffisamment formés, une dimension ouvriériste, avant-gardiste et moderniste au mouvement national. On peut dire que ce fut le couple « mouvement syndical/mouvement national » qui avait procuré de la substance à l'expérience politique algérienne d'avant et d'après-l'indépendance. L'expérience syndicale avait, quant à elle, puisé toute sa vigueur de la dimension populaire du mouvement national.
Mais y avait-il réellement une entente entre les acteurs de la classe ouvrière algérienne ?
L'UGTA, dès sa création, avait suscité, malgré le climat de violence, l'adhésion d'un grand nombre de travailleurs algériens. Cependant, cet environnement hostile mit un terme à une étape importante de l'expérience syndicale aussi bien en Algérie que dans l'immigration. Depuis, le mouvement syndical entra dans une nouvelle ère, dont les caractéristiques apparaîtront surtout après l'indépendance. Pour revenir à votre question, la naissance de l'UGTA avait incarné la victoire de la vision nationaliste indépendantiste qui avait considéré le règlement de la question nationale -l'indépendance- comme une condition préalable à toute pratique syndicale. Cette conception est à l'opposé de la vision communiste selon laquelle l'aspect socioéconomique devait primer sur le nationalisme et les questions politiques. Pour les tenants de cette dernière thèse, le syndicalisme était, somme toute, possible dans le contexte colonial de l'époque. Certains responsables syndicaux du courant communiste se sont rendus compte, mais sur le tard, de l'impasse vers laquelle les avait menés cette vision. En tout état de cause, la solution préconisée par le courant nationaliste indépendantiste, bien qu'elle ait été retardée par les crises vécues par ce courant (PPA-MTLD) à partir de la fin des années 1940, avait pris le dessus. C'est ainsi que naquit l'UGTA en 1956.
Le climat de guerre dans lequel a été créée l'UGTA avait-il des répercussions sur le travail syndical ?
L'UGTA a été créée dans un contexte de guerre qui n'était pas du tout favorable à la pratique syndicale dans sa conception traditionnelle, d'autant plus que le syndicalisme est un exercice pacifique qui ne fait pas bon ménage avec la violence. Ce climat de guerre se répercuta négativement sur le travail syndical, en ce sens où ses dirigeants ont été emprisonnés et tués. Interdite, dès le départ, par la police coloniale, l'UGTA fut contrainte de se transformer en une sorte d'organisation accomplissant des tâches sociales et diplomatiques en faveur des Algériens et de la guerre de Libération nationale.
Quelles sont les leçons tirées de cette première expérience ?
L'Union avait connu une expérience violente durant ses premiers balbutiements, notamment en 1956 qui fut une année dramatique pour la révolution algérienne avec la perte de nombreux dirigeants parmi lesquels figurait Aïssat Idir, qui a été arrêté durant cette année et exécuté en 1959. La violence coloniale, faut-il le souligner, n'avait pas favorisé l'essor naturel du mouvement syndical naissant, ce qui avait poussé ses dirigeants à se rabattre sur l'action clandestine. Néanmoins, cette fois-ci, les pratiques du travail politique clandestin qui régnait au sein des structures de la révolution avaient pesé négativement sur le mouvement ouvrier. C'est-à-dire, la dynamique syndicale qui devait, théoriquement, influer sur le mouvement national, s'est trouvée elle-même piégée par les pratiques du secret, la primauté du militaire sur le civil et l'animosité affichée à l'égard de tout dialogue et débat politique et intellectuel. Aussi, l'une des causes de la crise de l'Etat-nation s'explique par le recul de cette dimension populaire et moderniste puisée de ses relations particulières avec le monde du travail. Il y a eu une sorte de domestication du mouvement ouvrier. L'Etat-nation, qui devait être imprégné de ces dimensions modernistes et progressistes de la dynamique syndicale, fut imprégné beaucoup plus des dimensions conservatrices qui existaient en partie dans le mouvement national. En fin de parcours, ce furent les élites conservatrices et paysannes, avec leurs acteurs et leurs idéologies, qui dominèrent l'Etat-nation.
Qui a empêché l'UGTA, à votre avis, de se démocratiser et surtout de s'adapter aux nouvelles réalités socioéconomiques du pays ?
Après l'indépendance, il y a eu la prédominance de la vision bureaucratique et étatique qui avait dédaigné toute velléité d'autonomie syndicale. Mais cela n'explique pas tout. Il y a eu aussi d'autres raisons sociologiques objectives telles que la précarité de la classe ouvrière et son manque d'expérience, ainsi que la gestion rentière de l'économie nationale selon laquelle les syndicalistes faisaient prévaloir leurs ambitions personnelles à leur rôle de syndicalistes, loin de toute chapelle politique. Toutes ces raisons ont fait que le mouvement syndical perde son autonomie pour arriver à cette image caricaturale qu'on voir aujourd'hui.
Vint ensuite le terrorisme...
Le contexte des années 1990, quand l'UGTA subissait les affres du terrorisme islamiste, est similaire, à plus d'une raison, à celui qui a été vécu par l'Union en 1956. Les syndicalistes, durant ce qui est communément appelé « la décennie noire », étaient la cible des groupes armés. Les terroristes ont, en effet, incendié des usines et assassiné des cadres syndicaux charismatiques dont Abdelhak Ben Hamouda. Un environnement aussi hostile n'avait pas, bien entendu, facilité le passage vers une étape qualitative en matière syndicale.
Le colonialisme et le terrorisme partagent donc une similitude en matière de la répression de l'action syndicale...
C'est clair et historiquement prouvé. La violence coloniale et le terrorisme ont provoqué la perte de leaders nationaux charismatiques, ce qui a accentué la crise du mouvement syndical algérien qui est toujours à la recherche de son indépendance et de sa véritable voie dans un contexte de crise économique et sociale.


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