Il y a 50 ans, le 24 février 1956, une pléiade d'hommes fortement déterminés décidèrent de créer l'Union générale des travailleurs algériens (UGTA) après les revers d'un vieux combat syndical, dont les premiers balbutiements remontent à la fin du XIXe siècle. Les principaux fondateurs de la Centrale incarnèrent la synthèse du nationalisme et du syndicalisme en Algérie. Convaincus que la lutte revendicative dans un contexte de violence coloniale était, au demeurant, surannée, ils adoptèrent alors le sublime principe selon lequel la libération sociale passe par l'indépendance nationale. Il s'agissait, en fait, de fédérer les forces sociales agissantes autour d'un idéal : la lutte contre le colonisateur. Cette conception expliquera d'ailleurs les premiers rôles assumés et assurés par l'UGTA, à savoir le travail de sensibilisation et de mobilisation en plus des tâches sociales et diplomatiques en faveur des Algériens et de la guerre de Libération nationale. Rencontrés avant-hier, des fondateurs et/ou anciens membres du premier secrétariat national de l'UGTA, chacun y va de son propre récit. Mais tous les exposés versent dans le même fait : la vision nationaliste avait eu raison de l'approche communiste dont les partisans avaient longtemps cru que la pratique syndicale était, somme toute, possible dans le contexte colonial et que l'aspect socioéconomique devait l'emporter sur le nationalisme. Ne faut-il pas remonter aux sources pour comprendre les vrais acteurs et les véritables enjeux ? On s'est rencontré avec ces « vieux routiers » du syndicalisme au siège de l'Association du 11 décembre 1960, à El Biar. Malgré le poids de l'âge et les séquelles de leurs luttes successives, ils demeurent d'une pénétrante lucidité. Ils ont parlé du combat ayant abouti à la création de l'UGTA, du rôle joué par Abane Ramdane, Aïssat Idir et leurs nombreux compagnons (lire leurs témoignages dans ce même dossier). Le rôle de Abane Ramdane « En tant que membres de la la Commission centrale des affaires sociales et syndicales du PPA/MTLD, nous avons seriné sans cesse la nécessité de constituer notre Centrale, seule à même de répondre aux profondes aspirations des travailleurs algériens en montrant les faiblesses des syndicats affiliés à des centrales françaises », a souligné Boualem Bourouiba, membre fondateur de l'UGTA, auteur du livre Les syndicalistes algériens : leur combat de l'éveil à la libération 1936-1962 (co-édition Dahlab/Enag). « Le 16 février 1956, a-t-il écrit, Mohamed Drareni, ancien responsable au PPA/MTLD, m'informe que des membres de la direction du FLN tenaient à nous rencontrer en notre qualité de militants syndicalistes. Nous étions invités à préparer un rapport circonstancié sur notre projet et à fixer le lieu de la rencontre. La réponse devait être rapide et le temps accordé à la réflexion très court ». Sans rechigner, Bourouiba proposera la demeure de ses parents qui avait abrité, de par le passé, de nombreuses réunions politiques et syndicale. « Une journée plus tard, Drareni me fait savoir que les responsables -je ne sais alors de qui il s'agit- viendront. Il faudra donc prévoir leur hébergement. Les dispositions sont prises pour travailler en toute tranquillité », a-t-il noté. Bourouiba a consigné tous les détails de cette première rencontre, au cours de laquelle devra se constituer la première ossature de l'UGTA. « Derrière la fenêtre de la chambre qui donne sur la rue, j'attends l'arrivée de mes hôtes. Les Européens habitant le quartier connaissaient mes opinions ; pas question d'attirer leur attention. Les voisins algériens, par contre, sont sûrs. Ils cotisent, pour la plupart, au FLN », se rappelle-t-il. « A la tombée de la nuit, a-t-il enchaîné, le moteur d'une 2 CV Citroën, conduite par le docteur Pierre Chaulet, attire mon attention. J'aperçois, à travers les vitres, deux hommes coiffés de chapeaux mous qui descendent du véhicule. Après quelques secondes d'hésitation, je me précipite à la rencontre de Benyoucef Ben Khedda et de Abane Ramdane. Je ne connaissais pas ce dernier (...) Notre séance de travail se tiendra dans ma chambre. Elle avait l'avantage de ne pas donner sur la rue et nos paroles ne risquaient pas de parvenir à des oreilles indiscrètes. » Qu'est-ce qui a été dit lors de cette première réunion ? Bourouiba explique : « Après un café, nous abordons le sujet de notre réunion. N'ayant pas eu la possibilité de joindre Aïssat Idir, Ben Aïssa et Djermane, je suis seul à défendre le rapport que Abane et Ben Khedda étudient. Afin de partager l'énorme responsabilité que constituait la fondation et le lancement d'une centrale syndicale, je suggère d'associer Aïssat Idir. N'était-il pas sur la brèche, en première ligne, depuis fort longtemps ? Abane et Ben Khedda sont de cet avis. » En sa qualité de coordinateur, Bourouiba agit immédiatement. « J'enfourche ma moto vers 19 h 30 pour aller quérir mon compagnon de lutte chez lui, au boulevard Cervantès, à Belcourt. Au retour, chemin faisant, j'informe Aïssat Idir de ce qui s'est dit et de la teneur du rapport que j'avais rédigé dans l'après-midi. Le cercle élargi, nous reprenons la réunion en examinant dans le détail, les tenants et aboutissants de notre projet », a-t-il précisé. Quel était le rôle des responsables du Front ? « Les frères du FLN nous assurent de leur soutien et de leur confiance. Ils nous accordent un prêt de un million de centimes que nous allions rendre moins d'un mois plus tard. » Concernant le premier secrétariat national de l'UGTA, ce dernier s'est constitué comme suit : « Il s'agit d'un secrétariat collégial. » Pourquoi ? « A l'époque, la lutte contre le culte de la personnalité battait son plein. N'était-ce pas une des causes de l'éclatement du MTLD ? Donc pas de secrétariat général, mais un collectif où Aïssat Idir serait coordinateur. Il réunissait toutes les conditions et les qualités requises pour diriger le secrétariat. Nous étions néanmoins résolus à participer, à part entière, à toutes les décisions importantes. Aïssat, Ben Aïssa, Djermane et moi-même faisions partie de l'ex-commission syndicale du MTLD. » Plus loin, Boualem Bourouiba aborde les premiers obstacles qui ont freiné cette première dynamique. « Les démarches insistantes de Djermane et Mohamed Akeb tardaient à aboutir. Ce dernier suggéra de faire intervenir Ferhat Abbas qui conservait une grande autorité. Il reçut avec cordialité nos militants et chargea maître Ali Boumendjel, avocat au barreau d'Alger, de prendre l'affaire en main. Ainsi fut enregistré l'acte de naissance de la centrale, à la suite du congrès tenu, le 24 février 1956, à Alger. » Depuis, l'UGTA s'est consacrée à un dur travail d'appoint au Front de libération nationale. On peut dire que la centrale avait joué les premiers rôles jusqu'au coup d'Etat du 19 juin 1965 pour en faire, par la suite, une organisation de masse qui... empêche les travailleurs de se mêler de ce qui les regarde !