Une histoire lointaine à découvrir, un genre qui se développe en Algérie. Enfant de l'Afrique exilée par l'esclavagisme, le jazz a pris le chemin du monde et retrouvé au passage son continent d'origine. En Algérie, ses racines remontent aux années '40 et ‘50, ce qui correspond à la période où cet art commence à se diffuser en Europe. De vieux Algérois racontaient que, lors du débarquement de forces alliées en Afrique du Nord, en 1942, les soldats noirs américains avaient fait connaître le blues aux jeunes Algériens. Certains attribuent même la découverte du banjo et son adoption par le chaâbi à ces fils du Mississipi ou de l'Alabama. Ce ne serait pas étonnant quand on sait, comme en ont témoigné quelques personnes, dont notre confrère Krimo Djillali, que le père du genre lui-même, El Anka, était un passionné de jazz. On sait également que d'éminentes personnalités algériennes furent de grands connaisseurs de cette musique des musiques. Il s'agit notamment de M'hamed Yazid et Mohammed Seddik Benyahia, fondateurs de la diplomatie algérienne et négociateurs des Accords d'Evian. Le premier, d'une culture impressionnante, possédait à la perfection l'univers du jazz, comme il nous en fit la preuve lors d'une petite discussion. Le second aurait possédé une collection unique de disques vinyles de jazz et son seul vrai loisir consistait à les écouter. L'histoire culturelle moderne de l'Algérie met en avant la progression de cette musique dans la population européenne et notamment dans sa frange la plus aisée et la plus intellectuelle. A Alger, les Français passionnés de jazz habitaient plus à la rue Michelet ou au Telemly qu'à Bab El Oued ou Belcourt. Le milieu estudiantin fut, comme ailleurs, le fer de lance du genre. C'est dans les bals des lycées Gauthier (auj. Omar Racim) et Fromentin (devenu Descartes et auj. Bouamama) et surtout ceux des Facultés et de l'école des Beaux-arts que le jazz se propagea. En 1958, se crée le Jazz-Club Universitaire d'Alger qui devint un quintette qui se professionnalisa et joua à l'hôtel Saint George, à bord du Ville d'Oran, à la Radio, etc. Autre formation d'origine estudiantine, créée en 1959, le Middle Jazz Rythm qui répétait au siège de l'AGEA (Association générale des étudiants algériens), où se trouve aujourd'hui le Restau U Amirouche. Plusieurs formations se créaient à l'époque et, en avril 1961, à la salle Pierre Bordes d'Alger (auj. Ibn Khaldoun), eut lieu le premier et probablement dernier Festival de Jazz. Dans une salle constamment pleine, plusieurs orchestres réunissant 60 musiciens s'adonnèrent au blues, au swing, aux negro spirituals, au be-bop et au jazz. Alger partageait cette passion avec quelques grandes villes côtières où se concentraient les élites de la colonisation et, notamment, Oran qui avait pris de l'avance en organisant, en septembre 1960, la Semaine du Jazz au Casino de Canastel. Ce monde avait ses temples, comme le club privé créé par un certain Jean Guntz, dans sa villa de la rue Blaise Pascal au Telemly, une cave où «le Tout-jazz algérois se pressait» ou encore le «Club de Droit». Ses grandes figures aussi comme Jean-Christian Michel, clarinettiste, animateur du Jazz-Club Universitaire, qualifié de «Pape du jazz» par la Dépêche Algérienne dans une ambiance déjà people puisque son accident en MG rouge sur la Moutonnière avait été rapporté. Interviewé chez lui, le 14 mars 1962, alors que la ville est à feu et à sang, il fait part de ses projets d'enregistrements et de concerts ! Ce monde-là, assez fermé et snob, fasciné par Boris Vian (plus pour la musique et le look que l'engagement), est parti, emporté par l'histoire. Il n'en reste plus que des morceaux de vinyles qui témoignent d'un réel attachement au jazz. J-C. Michel, toujours aussi émérite à la clarinette, a poursuivi une carrière internationale entre jazz et musique classique. Un autre acteur de cette période, Roy Swart's (Roger Soirat pour l'état civil), doit sortir un CD intitulé 50 ans de jazz : Alger 1962-Marseille 2012, un parcours depuis son premier groupe de jazz à Alger en remontant sa carrière internationale. Il rêve de revenir jouer en Algérie qu'il a quittée dans les années ‘70 et de rééditer sa tournée des années ‘80 : «C'est le pays qui m'a vu grandir, où j'ai passé 23 ans de ma vie et auquel je suis attaché, ainsi que ses habitants les Algériens qui sont des frères pour moi.» A côté de ce monde européen du jazz en Algérie, apparurent les pionniers algériens du genre. Y a-t-il eu des passerelles artistiques entre les deux ? Le cosmopolitisme et l'esprit d'ouverture, généralement attachés au jazz, ont-ils surmonté le système de ségrégation coloniale ? A notre connaissance, non, mais il appartient aux musicologues de le vérifier. C'est en tout cas dans les quartiers «indigènes» que naquit le jazz algérien. Une figure importante et encore floue, car il reste à écrire son histoire, émerge, celle de Abderrahmane Chennouf, né en 1931 à Zghara, Alger. Après son certificat d'études, obtenu en 1942, il économise sur la paie des petits métiers auxquels il doit recourir pour s'acheter une clarinette à l'insu de son père et payer des cours de solfège auprès d'un certain Silami, professeur juif qui enseignait dans une cave de Bab El Oued. Il réussit au concours d'entrée au Conservatoire municipal d'Alger dont étaient dispensés les jeunes Européens. Il y étudia jusqu'en 1959. Il aurait créé en 1947-48, soit une décennie avant les formations européennes précitées, un groupe de jazz, peut-être la première formation algérienne du genre, à la rue des Marais à Belcourt. C'est là que répétait l'orchestre de musique moderne de Haroun Rachid, créé dans les années '40 et où Boualem Hamani jouait. C'est probablement entre ces trois personnages qu'il faudrait situer les sources du jazz algérien. Dans le trio, Chennouf apparaît comme le plus résolument jazzman. Il se consacrait pleinement au genre sous un double pseudonyme : Joe Barclay lors des bals européens, pour gagner sa vie et perfectionner sa maîtrise, et El Djazaïr pour ses propres productions. Son orchestre aurait survécu jusqu'à la fin des années '60. Il y a des recherches passionnantes à mener sur ce personnage et sur d'autres dont nous ignorons peut-être l'existence. Alors qu'arrive le Cinquantenaire de l'Indépendance, il n'est pas inutile de souligner que les musiciens des formations de Chennouf et Haroun Rachid participèrent à la première interprétation en public de l'hymne national, au Stade municipal du Ruisseau. Aujourd'hui, l'Algérie s'apprête à célébrer la première Journée internationale du Jazz, décrétée par l'Unesco. Lundi 30 avril, à la salle Ibn Zeydoun d'Alger, aura lieu un concert avec le pianiste de renommée mondiale, Bojan Z. (pour Zulficarpasic) et des jazzmen algériens : les groupes Sinouj et Madar, le trio Kawthar Meziti et les artistes Salim Fergani, Kherdine Mkachiche, Arezki & Ahmed Bouzid. Un programme magnifique, organisé par l'AARC et l'OREF et, avec lequel l'Algérie sera l'un des premiers pays à marquer ce nouvel International Jazz Day, en hommage à un genre musical qui a contribué fortement à l'échange culturel mondial. Cet événement interviendra après la programmation de Alger Jazz Meeting, dont la nouvelle de la 3e édition (25 au 27 avril) a ravi les mélomanes, vu l'interruption de cette manifestation depuis 2009. A la mi-juin, ce sera encore du jazz avec le troisième rendez-vous de la saison musicale de l'AARC, «Des racines et des airs», consacrée aux «jazz d'ailleurs». Et dans la semaine suivante, se tiendra le Dimma Jazz de Constantine, la plus grande vitrine nationale du jazz algérien et international. Créé en 2003 par l'association Limma et, notamment, le regretté saxophoniste Aziz Djemame, il est devenu un festival référencé dans le monde. Le jazz recèle dans notre pays de plus en plus de talents. La liste des artistes et formations qui s'y consacrent ne cesse de s'allonger, révélant un véritable engouement des jeunes musiciens. De même, alors qu'on croyait disparu le public du jazz, on se rend compte qu'il compte des passionnés et même des connaisseurs dans les nouvelles générations. On ne peut conclure ce travelling historique sans évoquer ici le 1er Festival Panafricain d'Alger, qui, en 1969, fut aussi une fête mondiale du jazz avec des figures de proue du genre, tels Archie Sheep, inoubliable dans ses improvisations avec des musiciens targuis, ou Leroy Jones, enfant de New Orléans. Ni oublier la fameuse émission radio, «Jazz d'hier et d'aujourd'hui» de Pierre Chiche et Youssef Omar qui, dans les années ‘60 et '70, à la Chaîne III, contribuèrent à la diffusion de la culture du jazz, œuvre que poursuit aujourd'hui avec talent Adnane Ferdjioui. Assurément, il y a le mot «jazz» dans le nom «Djazaïr».