Ali est âgé de 21 ans. Originaire de la wilaya de Béjaïa, il a été hospitalisé pendant deux mois à l'Etablissement hospitalier spécialisé (EHS) de Oued Aïssi, près de Tizi Ouzou. Il a été affecté au « service fermé » de l'EHS. C'est la deuxième fois qu'on l'interne dans cet établissement après une première hospitalisation de près d'un mois. Chômeur et ayant quitté les bancs de l'école dès le collège, il affirme avoir commencé à s'initier à la drogue dès l'âge de 16 ans. « C'est à cause de l'oisiveté », dit-il. Interrogé sur les raisons de son internement, il dira sereinement : « Après avoir arrêté mes études, j'ai commencé à me droguer. Cela m'a rendu très agressif, surtout à l'encontre des personnes inconnues. Un jour, j'ai agressé un sexagénaire qui a déposé plainte contre moi. J'ai bénéficié d'un non-lieu et mes parents m'ont ramené ici pour me soigner. » Consentant ? « Oui », dira-t-il d'un air très calme. Les médicaments l'ont affaibli physiquement. « Mon séjour ici m'a fait beaucoup de bien. Je sortirai aujourd'hui, et j'essayerai de trouver un emploi, car je suis très jeune et je dois préparer mon avenir », dit-il, souriant. Ali n'est qu'un exemple parmi tant d'autres, pris en charge au niveau de l'EHS de Oued Aïssi, qui couvre aussi les wilayas de Bouira, Bejaïa et Boumerdès. De nombreux malades sont internés, pour les mêmes raisons ou autres, dans cet établissement. Avec une capacité de seulement 330 lits, un personnel réduit à quelques infirmiers, médecins généralistes et psychiatres, l'EHS répond difficilement à la demande en soins d'une population de près de 5 millions d'habitants. L'inexistence de services de psychiatrie dans les différents hôpitaux régionaux de Kabylie et la fermeture presque totale de celui du CHU de Tizi Ouzou ont engendré une grande pression sur l'EHS. Pour l'année 2005, l'établissement a reçu la visite de près de 20 000 patients des quatre wilayas. 2300 malades ont été hospitalisés pour des périodes allant de 45 jours à 9 mois. 90 % des personnes hospitalisées sont atteintes de psychoses chroniques, de pathologies dissociatives incurables (la schizophrénie). Les tabous persistent Ces pathologies lourdes surviennent, selon les psychiatres, entre 15 et 30 ans. Le docteur Ziri, chef de service, déclare que l'établissement reçoit surtout des patients des couches défavorisées, souvent sans couverture sociale et sans ressources. La catégorie des personnes aisées préfère se rendre chez le privé par souci de discrétion. « Cela ne veut pas dire que les gens riches ne viennent pas se soigner à l'EHS. Certaines personnes n'éprouvent aucun complexe pour venir ici », clame le docteur Ziri. « Des agents des corps constitués dont des éléments sont atteints d'anxiété et présentant des troubles anxio-dépressifs sont venus également se soigner », ajoute-t-il. Le service de pédopsychiatrie a enregistré, quant à lui, plus de 800 consultations en 2005. Le docteur Boudarène suggère « la création d'hospices du jour pour le suivi des malades et l'accompagnement de leurs parents ». Le nombre de malades mentaux serait plus important qu'on le pense. Il ne faudrait pas ignorer ceux qui se rendent dans les cabinets privés. A Tizi Ouzou, il existe une dizaine de cabinets privés qui reçoivent la visite de près d'une centaine de personnes par mois. La prédominance des pensées superstitieuses, des croyances religieuses et de la tradition dans la région empêche certaines franges de la société d'aller consulter. « Le poids de la religion est très important dans notre société. Le sujet malade culpabilise lorsqu'il est amené chez un psychiatre. Contrairement à celui qu'on emmène chez un imam pour suivre la roqia », remarque le docteur Boudarène. Le constat est aigu chez les femmes, surtout les jeunes. C'est ce qui explique, en partie, l'existence d'un seul pavillon sur quatre, réservé aux femmes à l'EHS. « L'hospitalisation est liée au sexe et non pas à la maladie », déclare le docteur Boudarène qui précise que « la tolérance vis-à-vis de la maladie explique aussi cette différence. Il est, en effet, plus facile de maîtriser la violence de la femme que celle de l'homme ». En réalité, il n'existe pas une grande différence entre le nombre de femmes et d'hommes pré-dépressifs ou dépressifs, indique-t-on. Dans une étude préliminaire menée par le docteur Boudarène sur un échantillon de près de 400 sujets sur une période bien déterminée, les premières conclusions ont permis de vérifier ces dires. Sur 188 sujets, tous mariés, on a enregistré le même nombre de consultations chez les hommes et les femmes : il est de 94 personnes pour chaque sexe. Leur âge moyen est de 54 ans. Tandis que leur niveau scolaire ne dépasse pas le secondaire. Parmi 172 sujets, tous célibataires, l'on a dénombré 63 femmes examinées.La moyenne d'âge est de 28 ans. La plupart des sujets sont des ouvriers journaliers ou au chômage. A la lumière de ces données, l'on constate que la population atteinte est en âge de travailler. Les psychiatres marginalisés « Le nombre de malades peut paraître plus important en Algérie que dans les autres pays. Cela s'explique par le fait que plus de 70% de la population ont moins de 30 ans », avance le docteur Boudarène. Interrogé sur les facteurs qui encouragent le déclenchement de la maladie, le docteur Ziri affirme que « les problèmes sociaux et professionnels, le chômage et la malvie, l'échec scolaire, les difficultés relationnelles dans la famille et l'entourage, la violence conjugale, sont souvent à l'origine des dépressions. L'éclatement de la famille algérienne et le coût élevé de la vie, qui ont conduit à la désolidarisation de la société, sont aussi mis en cause. La plupart des patients sont issus de familles nombreuses, constituées de 6 à 14 membres ». Ce sont les mêmes facteurs déclanchant la maladie qui entretiennent la maladie. En l'absence quasi totale d'un réseau de soutien et d'accompagnement des malades, l'hospitalisation et les médicaments demeurent insuffisants. Il faut ajouter le problème de la cherté des médicaments, dont le prix de certains dépasse les 8000 DA. Docteur Boudarène affirme que « dans la plupart des cas, les sujets consultés sont atteints de pathologies réactionnaires légères, liées aux difficultés de la vie quotidienne. La période du terrorisme, marquée par l'aggravation de la crise économique et la baisse du pouvoir d'achat des citoyens, explique en partie la dégradation de la santé mentale de la population. Les tragiques événements de 2001 en Kabylie ont également contribué à la propagation des maladies mentales. Le harcèlement sexuel et psychologique sur les lieux de travail, qui demeure un tabou, déclenche aussi la dépression ». « Les habitants des régions montagneuses tombent malades à cause de la pauvreté et de l'enclavement, ceux des villes en raison de la dégradation du cadre de vie dans leurs quartiers, les embouteillages et le stress au travail ». A ce propos, le docteur Boudarène estime : « La vraie différence réside dans l'accès à la scolarité et à l'information. » Au milieu de cette tourmente, le recours par les jeunes à la consommation de la drogue est devenu une pratique courante. Le fléau a contaminé, depuis longtemps, de nombreuses localités de la Kabylie. En quittant l'EHS, le malade est guetté par ce que le docteur Boudarène considère comme une maladie réactionnaire aux difficultés de la vie, en l'absence de réelles perspectives pour la prise en charge des problèmes sociaux économiques, notamment chez les jeunes. Du côté des psychiatres, l'on dénonce l'exclusion dont ils font l'objet de la part du ministère de tutelle pour la mise en place d'un système de santé mentale efficace. « L'Etat ne s'inscrit pas dans une perspective de proximité. En tant que spécialistes, en contact direct et permanent avec les patients, nous sommes mis à l'écart. Notre avis est marginal », déplore le docteur Boudarène. Et de conclure : « La psychiatrie a perdu des lits en Algérie, alors que le nombre de patients est en nette augmentation. Plus de la moitié de nos psychiatres s'est installée à l'étranger faute d'une sérieuse prise en charge par les services concernés de l'Etat ».