Avec l'escalade néocoloniale et les discours de propagande intellectuelle qui la font reluire en France et en Europe, faut-il maintenir caché ce qui ne peut être dit de la pensée politique du fervent défenseur des pays du Sud, le défunt Jacques Berque ? Ce monument qui a transmis une œuvre immense avec une érudition étourdissante et une traduction du Coran éblouissante, ne serait-il pas considéré par les enflammés du racisme néocolonial comme un interprète irresponsable dans ses prises de position politiques ? L'auteur des Damnés de la terre n'a pas échappé à cette nouvelle procédure classificatoire qui range les porteurs de sens de l'émancipation des peuples du tiers-monde dans la catégorie des insensés. Quelle signification donnerait-on aujourd'hui à cette réflexion politique dans les cercles des nouveaux missionnaires de la haine néocoloniale : « Alors que se propageait en chaîne l'émancipation des peuples dépendants, il y eut, en Palestine, blocage d'une série apparemment universelle. » Pour saisir le rapprochement que fait le penseur, traduisons la phrase dans des termes plus explicites : la dépossession de la Palestine a stoppé le processus de décolonisation dans les pays du tiers-monde. Soulevez cette brûlante question dans les milieux de la toge universitaire française, ou dans le monde des médias qui pratiquent les censures les plus éhontées, et vous verrez comment la menace des prédicants de la démocratie fonctionne. Un penseur qui ose établir une correspondance entre la colonisation israélienne et l'arrêt du processus de décolonisation dans les pays du tiers-monde est frappé de suspicion antisémite, voire de folie. Dans ses entretiens avec Mirese Akar, Jacques Berque ne se prive point en déclarant une vérité qui aurait pu faire de lui, s'il était encore vivant aujourd'hui, un prisonnier de Guantanamo : « C'est en ami français que je parle moi-même, ce n'est pas en Palestinien de rechange. Palestinien, si je l'étais, je serais peut-être jusqu'au-boutiste, et ce serait mon droit : le risque de ma vie cautionnerait mes hypothèses. » Il ne se prive pas aussi pour nous faire des confidences horribles sur la frénésie sioniste qui poussait les intellectuels de gauche au délire unilatéral lors de la guerre des six jours. Il raconte que Daniel Mayer, déplorant l'attitude de de Gaulle a écrit : « Au moins, le président Johnson soutient Israël. Alors vive Johnson. » (A l'époque, Johnson, c'était pour l'opinion mondiale celui qui arrosait le Vietnam de défoliants, et lançait des bombes porteuses de billes d'acier, qui déchiquetaient les enfants.) La connivence aujourd'hui avec la propagande bienfaitrice de la colonisation française, n'est-elle pas une espèce de drainage qui déculpabilise le pouvoir colonial israélien de ses crimes ? Aujourd'hui, l'interrogation fondamentale à laquelle nous conduit Jacques Berque peut être formulée de la façon suivante : la décolonisation est-elle concevable pour l'Occident ? Le texte de la Loi de février qui déclame les bienfaits de la colonisation est une référence explicite. L'alignement sacré et la poussée de la haine raciale des réseaux qui soutiennent la domination coloniale en Palestine et des réseaux néocoloniaux de l'empire qui ont voté la Loi de février 2005, nous démontrent que la réflexion de Jacques Berque sur l'arrêt du processus de décolonisation est loin d'être une boutade, encore moins une expérience délirante comme peuvent le stigmatiser les délégués à la haine raciale qui considèrent les populations du tiers-monde comme des sous-hommes, un avatar nazi qui prend des proportions extrêmes et exterminatrices. Si la nouvelle version de la démocratie véhiculée, comme le dit Pierre Legendre, par une « Europe, qui a inventé la dictature moderne et allumé deux Guerres mondiales, ruisselle d'amour universel », c'est que le néocolonialisme doit faire triompher la raison occidentale civilisée contre les barbares. Sur ce terrain, Jacques Berque n'a ni oublié ni épargné les pouvoirs des Etats dans les pays du Tiers-monde qui font le jeu à l'entreprise néocoloniale : « Leur apparente soumission à l'Etat autoritaire ne fait dans bien des cas qu'élargir les décalages dont elles souffrent. Leurs enthousiasmes naïfs : adhésion au grand homme, aux maîtres mots, délires de l'acculturation, triomphes de complaisance ne donneront pas longtemps le change. Donc, nouveaux bouleversements en perspective ? C'est souvent le cas. Souvent aussi le rebroussement infligé au vécu du groupe, la découverte des duperies, le constat des échecs produiront un effet de blocage, de fixation, de démobilisation. Ainsi, la plupart des moralités légendaires dont s'étaient armés les responsables pour inspirer les masses finiraient-elles par tomber à plat, et feraient de ces sociétés en pleine brûlure historique des sociétés froides. Pis encore : jouisseuses et froides. Et c'est là que le néocolonialisme les attend. » Poignantes sont les interprétations de cet intellectuel héroïque qui a initié les chercheurs maghrébins à leur culture. Sa démarche interprétative a donné une autre vision des sociétés arabo-musulmanes, de leur histoire, de leur humanisme, de leur différence, de leurs déchirements par rapport à la modernité. Son apport demeure foncièrement son approche de la société en termes d'historicité. Une historicité qui restitue la richesse du local dans ses profondeurs historiques et anthropologiques. Une richesse scientifique inestimable consignée dans une réalisation grandiose : L'intérieur du Maghreb, ouvrage incontournable pour tout chercheur en sciences sociales qui veut connaître la différence et l'originalité de la culture maghrébine. Célébrons l'humanité de ce poète du désert à travers une expression fortement chaleureuse pour les populations arabes avec qui il a partagé sa vie : « Les Arabes avaient les traits de parents implicites. »