L'opposition libanaise qui sait de quoi elle parle, qu'il s'agisse de poudre ou de mots, utilise souvent l'expression qui énonce que le diable se cache dans les détails. Je crois bien, sans le jurer, qu'elle l'a reprise aux Américains, ce qui rajouterait du sel à la vigilance d'un courant politique qui veut simplement dire, en ces temps de triomphe de la finance couplée à une crise du crédit trop facilement accordé à ses idéologies légitimatrices, qu'il s'en tient à l'examen des choses plutôt qu'à la séduction des mots. Jacques Berque en serait ravi, lui qui avait relevé -avec quelque amertume cachée mais sans jamais désespérer de la récupération de leurs capacités à retrouver un statut d'acteurs libérés des termes posés par les autres à leurs débats– qu'ils n'avaient trouvé de compensation que dans les mots pour conjurer les faits de leurs déconfitures historiques du XIXe et du XXe siècle. Repasser des mots aux idées, des idées aux faits, reconnaître sous les noms ce qu'ils désignent vraiment ou en dévoiler les artifices participe de la libération des fascinations utiles du passé mais limitées pour l'acte de libération. Il nous faudra bien en passer par là pour mesurer l'avenir dont Sarkozy nous a délivré les perspectives, apparemment au pied levé et avec toutes les apparences d'une conduite de rupture avec les anciennes pratiques européennes unilatérales dans le processus de Barcelone pour les remplacer par une conduite respectueuse des partenaires du Sud, centrée sur leurs besoins et leurs problèmes. Alors, examinons le premier détail, celui de la méthode. Personne n'a le souvenir que le président français a invité ses homologues du Nord et du Sud Méditerranée à un bilan commun du processus de Barcelone, à un examen concerté des lacunes, à un dialogue sur les perceptions des uns et des autres. Il a lancé l'idée comme on lance une savonnette avec beaucoup de pub et peu de détails mais en prenant le soin de l'encadrer par des notions apparemment nouvelles pour l'essentiel énoncées au cours d'une intervention fleuve devant les médias français réunis dans le courant de février 2008. Il ne proposait pas moins qu'une politique de civilisation souhaitée de longue date par un intellectuel français et dans laquelle il remplaçait les impératifs des normes démocratiques et de droits de l'Homme à nous proposer/imposer pour recevoir l'aide du Nord par celles de la diversité. En un mot comme en cent, la démarche européenne d'une exigence d'une «mise à niveau» de nos pays par la mise en place d'une démocratie représentative devait être revue à la baisse car trop avancée pour notre niveau. Sarkozy venait de trancher une question ancienne qui hantait les colloques : le parlementarisme devait-il précéder, suivre ou aller de pair avec notre intégration dans l'économie de marché et les démarches libérales ? Les échecs successifs l'ont amené à comprendre et adopter cette idée tactique des grands milieux industriels et de la finance que nous n'avions pas besoin de démocratie mais de progrès. Au risque de nous choquer, ce dont il n'avait pas du tout conscience, l'ancien patron du Medef, François Périgot, déclarait en mai 2004 : «En ce sens, il inutile d'épiloguer sur les malheurs des pays arabes si l'Occident ne prend pas la peine de contribuer concrètement à leur développement.» Appréciez les soucis salvateurs du grand patron sans lequel nous serions voués à végéter dans notre condition. Et il ajoute plus loin : «Pour le Sud, le grand défi est… de réussir à acclimater le modèle démocratique d'économie de marché et d'initiative privée au contexte socioculturel et économique particulier de cette région. Aussi ne suffit-il pas simplement d'affirmer qu'il existe un modèle et de l'appliquer, il importe d'agir progressivement. Cette démarche permet aux sociétés d'évoluer à leur rythme dans un cadre favorable à l'optimisation du système d'économie libérale.» Comme l'expression est jolie, presque médicale : «Le modèle démocratique d'économie de marché et d'initiative privée…» Evidemment, le grand patron ne compte pas sur les Etats pour introduire progressivement les normes et les comportements démocratiques : «… La grande zone de libre-échange, de coopération et de fraternité entre le sud et le nord de la Méditerranée ne pourra pas être créée si elle est exclusivement l'affaire d'hommes politiques et de chefs d'entreprise. Il faut que la société civile s'en mêle, qu'elle s'y implique. On ne porte pas un mouvement historique aussi fort uniquement dans des administrations ou simplement avec des aides au développement. Ceci est absolument fondamental et reste à faire.» Nous sommes loin des approches de Hegel et de Marx sur la notion d'un espace social dans leur pays en achèvement accéléré de la construction de l'Etat nation mais bien des modèles apparus plus tard d'organisations sans preuves tangibles de représentation légitime en dehors de leur existence médiatique et qui ont abusivement détourné le concept pour devenir les porte-voix des thèmes et des termes qu'il fallait enfoncer dans nos têtes comme porteur de notre bonheur et dont vous pouvez trouver les modes d'emploi dans le livre de Jean Bricmont, l'Impérialisme humanitaire, heureusement disponible en Algérie. Encore fallait-il sortir des postulats et des présupposés du Processus de Barcelone pour réaliser ce que le chef du patronat français avait compris avant les idéologues. Le projet d'union pour la Méditerranée venait trancher dans ce débat entre vision idéologique ou religieuse du Monde arabe et approche pragmatique. Mais derrière il n'y a que l'économie de marché. Quand il a fallu corriger une démarche peut-être utile mais aux allures d'une charge de hussards, l'Allemagne, puis les experts de Bruxelles n'ont pas agi autrement que Sarkozy. Ils ont édicté quelles règles, quelles limites et quels buts devait dorénavant poursuivre cette union sans la plus petite des préoccupations de ce que pouvaient penser gouvernements et opinions des pays du Sud. Faut-il être aveugles et sourds pour ne pas relever que l'Europe décidait pour nous et nous invitait à entrer dans un jeu dont elle seule connaissait les règles et les présupposés des règles. Fallait-il aussi que cette bonne vieille Europe soit sûre de son bon droit pour nous mener en classe de ses valeurs, de ses idées, de ses méthodes. A elle seule, la démarche est rédhibitoire et notre pays se trouve instruit de prendre quelque chose pour laquelle il n'a jamais été demandeur mais, enfin, puisqu'on l'a pensé pour lui, il ne peut, à leurs yeux, se dérober à leur bons sens ni à leurs utiles conseils délivrés à l'endroit d'un demeuré. Personne ne voit ce qu'en contrepartie on nous amène dans une corbeille de mariée d'office alors qu'il est visible à l'œil du myope que, pour les projets grandioses qu'on nous prépare et pour lesquels les technologies européennes seront naturellement nécessaires, notre pays à côté de la Libye devra apporter sa contribution, gage de sa bonne foi et preuve de son intelligence du rapport de force. L'Europe ne nous propose pas qu'un financement multilatéral de ses projets structurant une économie méditerranéenne qui n'en peut plus de l'échange inégal, des subventions de la Politique agricole commune et des dopages directs et indirects de son industrie, procédés qu'on nous interdit au nom de ce marché qu'on nous propose. Sur un seul détail, le projet de dépollution de la Méditerranée devient une responsabilité commune aux pays du Sud quand ce sont les pays du Nord qui polluent. Renversant ! Et cela marche comme un grand souci de la nature, de l'environnement, de l'avenir et de ce développement durable, maquillage à peine subtil des propositions néocoloniales qui nous invitent à rester où nous en sommes car les ambitions du développement tout court seraient désastreuses pour nous. Le courant des échanges dominant est, bien sûr, Nord-Sud pour les produits hors hydrocarbures et Sud-Nord pour ce qui est de l'argent. Cette UPM va-t-elle changer quoi que ce soit à ces courants d'appauvrissement continu de nos pays ? Assurément pas. On va nous proposer de cultiver des primeurs en échange de leur blé, de leur lait, de leur beurre. Pourquoi se fatiguer à produire ce que l'on peut acheter à moindre coût subventionné en Europe jusqu'au jour où la crise alimentaire frappe aux portes de tous et que tout le monde s'éveille à cette vérité qu'on ne fabrique pas du pain avec de la farine de tomate ou de concombre. Les Chinois et les Indiens auront bon dos avec leur prétention de mettre dans leurs assiettes ce que les Européens mettent dans les leurs grâce au pillage colonial, puis néo-colonial. Les pays du Sud devraient présenter la facture de tout ce qu'ils ont transféré au Nord sous toutes les obligations et contraintes et la mettre en balance avec les «aides» dérisoires que l'Europe nous verse et dont l'essentiel paye leurs expertises, leurs évaluations, leurs missions et les bureaucrates qui les passent à la loupe. Le lifting idéologique
Si la forme apparaît nouvelle, les buts sont anciens. L'ennui reste que «le modèle démocratique d'économie de marché et d'initiative privée», nous l'avons connu d'abord sous les bottes coloniales et, ensuite, dans les rapports inégaux de cette économie de marché. Colonialisme ou IDE ne fonctionnent que dans des enclaves capitalistes déconnectées du reste du pays condamné à assurer stabilité et sécurité à ces enclaves mais surtout au marché des matières premières et des débouchés pour la surabondance des produits du Nord. A ce vieil objectif, le président français a essayé de tailler un costume neuf qui ne sert pas seulement à le farder. En portant les intérêts, les besoins et les buts de son «capitalisme national», il tente de réaliser les objectifs politiques stratégiques qui y sont liés. Il l'a énoncé sans fioritures. Il s'agit d'abord de barrer la route aux Chinois, ou de les gêner, dans la conquête de la zone Méditerranée dans laquelle il marque des points comme ailleurs, y compris dans le domaine des hydrocarbures. Il faut ensuite affronter les défis de la sécurité et des migrations pour lesquels une union pour la Méditerranée serait plus performante dans la fixation du «limes», la mobilisation des Etats du Sud dans le rôle de gardes frontières et de supplétifs contre le terrorisme. Il fallait entériner les grands changements nés du démantèlement de l'ex-Yougoslavie et précédés des changements de mission subreptices de l'OTAN. Ensuite, il était nécessaire de consolider l'alignement arabe sur la nouvelle politique européenne d'hostilité à l'Iran qui est pourtant bien loin du théâtre méditerranéen. Enfin, maintenant que les pays arabes d'Orient considèrent Israël comme allié contre l'Iran, leur nouvel ennemi stratégique, il était utile de s'employer à réaliser la même performance pour les pays arabes d'Occident. A aucun moment Sarkozy ou Kouchner n'ont caché la moindre de leurs intentions. Ils ont clairement énoncé, chacun avec son style, ces objectifs. Ils n'avaient aucun mal à le faire accepter par les régimes arabes depuis longtemps en relations amicales ouvertes ou discrètes avec Israël. Ils sont dans un tel écart avec l'animosité de leurs peuples à l'égard Israël et des Etats-Unis, le nouveau et l'ancien protecteur, qu'ils ne peuvent plus que faire concession sur concession pour survivre et réaliser le glissement progressif mais inexorable de leur état de statut d'Etat nation en charge de promouvoir et de protéger le développement de leur propre capitalisme à celui d'Etat vassal en situation de partage de la souveraineté nationale. Regrouper ces pays de la Méditerranée dans une même organisation revient à entériner le coup de force de l'OTAN au Kosovo contre les frontières légales et reconnues de la Serbie et l'occupation de la Palestine par Israël, fruit d'un acte colonial à caractère religieux. Car ni Sarkozy ni Kouchner qui a pris plus que sa part dans le démantèlement de l'ex-Yougoslavie et la naissance du Kosovo ne nous expliquent comment du point de vue du droit international, du strict point de vue du droit, on peut amener Israël, qui n'a jamais reconnu et encore moins appliqué les résolutions de l'ONU et qui n'a jamais respecté le moindre de ses engagements internationaux des accords d'Oslo à la feuille de route en passant par les promesses d'Annapolis, à renoncer à son statut d'Etat hors normes quand Sarkozy répète à l'envi que la sécurité d'Israël reste son obsession ? Comment mettre ensemble les représentants déclarés élus avec les représentants d'un peuple algérien tout à fait ordinaire ? A la base, toute règle du droit devient impossible entre un peuple et ses amis qui tutoient Dieu et pour lesquels la moindre réserve est à l'avance condamnée comme antisémitique et réminiscence nazie ? Tous les pays arabes qui se rendront pour les bonnes et les mauvaises raisons les concernant se trouveront devant ce dilemme annoncé que la vie, le bonheur, la domination d'Israël deviendront le critère de leur respectabilité. Ils le feront avec ce lest qu'au mieux l'Etat de Palestine ne sera qu'un ensemble de bantoustans répartis en confettis reliés par des promesses de ponts et de tunnels. L'Algérie a dû peser fortement, car je ne trouve pas d'autres explications, pour que Kouchner ait murmuré, la semaine dernière, que l'extension des colonies devenait un problème. Quelle concession pour un peuple soumis à la destruction de ses maisons et de ses vergers, à la spoliation permanente et aux confiscations, qui ne peut se déplacer sur deux kilomètres sans rencontrer un barrage ! La réponse d'Israël a été immédiate. Mardi dernier, les agences de l'ONU ont annoncé la prochaine destruction de 3 000 structures d'habitations qui vont obliger à un énième exode les habitants de dix petites communes palestiniennes. Quel média, quelle protestation française va au moins donner le change en en parlant, en en informant les citoyens français, en protesta tant pour la forme ? Mais la sécurité d'Israël ne peut se voir opposer ni droit international, ni convention de Genève, ni notion de droits de l'Homme.Sarkozy protestera toujours en toute bonne foi de ses amitiés arabes. Un détail, un seul, en donne la mesure : il n'a pas pipé mot et au contraire mené une campagne outrancière de soutien à Israël quand il a bombardé systématiquement le Liban, pays ami de ses amis de la majorité. Une telle promesse d'amitié a de quoi vous donner froid dans le dos et personne n'a entendu de protestation particulière après le massacre de Cana. Ni sur les autres. Dans tout ce projet, l'Algérie reste un objectif stratégique. Pour le gaz et pour le pétrole. Mais surtout pour le gaz que les pays européens en toute amitié, bien sûr, achètent à la moitié de son prix. Fererro Waldner nous l'a dit chez nous sans détour. Nous devions nous occuper du gaz et renoncer à des ambitions trop incertaines pour nous. Ce ne sont pas les seules questions qui se posent. Elles sont infiniment plus nombreuses. Mais celles-là constituent le cœur de ces relations dont les présupposés, les postulats et les attendus nous sont cachés. Y aller revient à les accepter sans en évaluer les conséquences et surtout sans prendre la mesure de la toile d'araignée dans laquelle ils vont nous tenir. Impossible de sortir d'une problématique dont vous n'avez pas construit les bases. Dans cet espace de droit à deux vitesses, dans ces rapports de peuples ordinaires à des peuples élu ou suffisamment supérieur pour décider seuls des règles du jeu et de ceux qui distribuent les cartes, l'Algérie ne peut que perdre ce qu'elle a durement gagné : sa souveraineté d'abord. Elle ne pourra qu'aider à liquider ce qui l'a construite : les principes et les valeurs du mouvement de libération nationale que des campagnes récurrentes en France veulent faire rattacher à une généalogie nazie comme l'a montré la récente campagne sur le livre de Sansal et qui se confirme dans les écrits de Charlie Hebdo rapportés par Ali El Kenz. Et Sarkozy ne se trompe sur aucun détail quand il fera se lever dirigeants arabes pour saluer une unité de l'armée israélienne invitée au défilé du 14 Juillet. Tout le reste, c'est des mots, ce qui compte, c'est le garde-à-vous devant l'armée qui a bombardé le Liban, extermine les Palestiniens et avance auréolée de sa légitimité religieuse. La vérité est dans les symboles et Jacques Berque ne s'est pas trompé en voyant nos pères attachés aux leurs, une forme de résistance lacunaire mais la seule salvatrice. Saurons garder les symboles qui nous ont fait naître à l'histoire un 1er novembre ou allons retourner insensiblement au néant national ? Saurons-nous refuser l'idée d'un Etat hors normes et d'un peuple élu à qui nous devrions -au nom de quoi ?- l'allégeance à ses besoins et ses intérêts ? Tout dépend de notre aptitude à nous en tenir à notre Etat nation, à le défendre et à comprendre qu'il ne peut être sans s'opposer et qu'il ne peut être sans s'imposer. C'est la dure et seule loi des relations internationales M. B.