Trois ans après son installation dans les fonctions de médecin-chef de service, à l'hôpital psychiatrique de Blida-Joinville en 1953, Fanon adresse une lettre de démission à Robert Lacoste, gouverneur général de l'Algérie. Relire cette lettre de démission au moment où les « citoyens majorés » de Lyautey proclament les merveilles de la colonisation peut paraître insensé, comme pour son texte Les damnés de la terre que certains penseurs omniscients considèrent comme une « réponse insensée à une situation insensée ». Cette lettre mérite d'être réévaluée, parce qu'elle souligne les contradictions personnelles de son auteur, de son combat pour la liberté, de la pensée qui l'accompagne et qui dérange encore aujourd'hui. La lettre de cet insoumis éclaire une articulation fondamentale, le joint où le dessein de l'aliénation colonialiste manifeste une évidente liaison avec la psychose : « La folie est l'un des moyens qu'a l'homme de perdre sa liberté. Et je puis dire, que placé à cette intersection, j'ai mesuré avec effroi l'ampleur de l'aliénation des habitants de ce pays. Si la psychiatrie est une technique médicale qui se propose de permettre à l'homme de ne plus être étranger à son environnement, je me dois d'affirmer que l'Arabe, aliéné permanent dans son pays, vit dans un état de dépersonnalisation absolue. » Délibérément choisi, cet extrait nous livre une leçon de vérité qui nous oblige à repenser de fond en comble la destruction coloniale des cultures et la dissociation psychique qu'elle provoque chez le colonisé. Instruit sur les grandes questions posées par Freud, entre l'ordre psychique individuel et l'organisation culturelle, l'interprète Fanon découvre dans le champ de sa pratique clinique, une violence de désubjectivation inédite chez le malade algérien colonisé : le meurtre psychique. La référence à l'aliénation, un concept qu'il redéfinit tout au long de son œuvre d'une part, et la référence à la dépersonnalisation, catégorie psychiatrique de la clinique des psychoses, d'autre part vont lui permettre de saisir la logique du spectre asilaire véhiculée par l'entreprise coloniale à l'échelle de tout un pays : le statut de l'Algérie ? Une déshumanisation systématique L'émouvant analyste de la dépersonnalisation du colonisé, qui affirmait la parenté entre la folie et la colonisation, pouvait-il se représenter de son vivant que le discours néocolonial serait à son zénith quarante ans après les indépendances ? Sa lettre de démission nous offre aujourd'hui l'occasion de nous interroger sur le trouble de la mémoire de l'histoire coloniale française. Elle nous oriente vers des connaissances qui ne supportent pas la lumière du jour chez les héritiers de la troisième République qui pensent encore l'empire et qui font tout pour diaboliser leur auteur considéré comme un interprète insensé. Il ne serait pas inutile de faire un rapprochement entre le contenu de cette lettre de démission qui date de 1956 et le texte de la loi de février 2005, pour relever la douce tyrannie publicitaire de la colonisation qui se fabrique au nom de la démocratie parlementaire ; le visionnaire Fanon l'explique de façon poignante dans sa lettre : « Or, le pari absurde était de vouloir coûte que coûte faire exister quelques valeurs, alors que le non-droit, l'inégalité, le meurtre multiquotidien de l'homme étaient érigés en principes législatifs. » Cet extrait nous éclaire sur le déploiement permanent d'une logique de l'arbitraire qui est au cœur du système politique français à l'adresse de ses ex-colonies considérées comme « sans histoire » et « passible d'un non-juridisme comparable à celui des animaux » (P. Legendre). Le discours politique qui représentait le colonisé comme un sous-homme n'est pas un avatar nazi, c'est son germe que l'école psychiatrique d'Alger cultivait au nom de la science comme pour les zoos humains de la République coloniale, décrits dans un article paru dans Le Monde diplomatique d'août 2000 par les historiens Nicolas Blancel, Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire. La loi de février n'est pas une forme neuve d'adjudication de certains groupuscules ou de lobbys nostalgiques comme veulent bien l'expliquer ceux qui la dénoncent à partir de rapprochements électoraux épisodiques. Ce point de vue verrouille et rend opaque la logique de la représentation coloniale construite et consolidée dans les textes et les institutions de l'Etat français où le souci de l'homme colonisé est inexistant, voire « désinscrit », une non-personne. Voilà à quoi fait référence Fanon, lorsqu'il parle d'aliénation et de dépersonnalisation. Qu'est-ce qu'une représentation qui désarrime le colonisé de l'ordre symbolique qui fonde son identité, sa culture et son amour pour la vie ? Fanon résume la portée destructrice et autodestructrice de la représentation coloniale comme une civilisation étrange et porteuse d'une inquiétante étrangeté par les propos suivants : « Monsieur le ministre, il arrive un moment où la ténacité devient persévération morbide. L'espoir n'est plus alors la porte ouverte sur l'avenir maisle maintien illogique d'une attitude subjective en rupture organisée avec le réel. » Y a-t-il meilleure définition de la folie et de l'insensé ? Non, le discours bienfaiteur de la colonisation n'est qu'un recyclage liturgique néocolonial de soumission. « Ce n'est ni un accident ni une panne du mécanisme. » Cependant, ce qu'il y a de nouveau dans ce discours néocolonial, c'est que son extension déborde la France et trouve ses fervents défenseurs en France qui savent argumenter pour cacher leurs sentiments de domination. Le néocolonialisme est loin d'être le fait des lobbys d'anciens pieds-noirs, c'est une culture nouvelle de la violence pour gouverner les âmes des pays du tiers-monde mal préparés à la démocratie et au nouveau message d'amour de la conversion à la mondialisation, une folie qui prédispose à tous les obscurantismes. Il est évident que dans le vaste débat, plutôt la vaste bataille, la pensée du défunt Frantz Fanon ne peut figurer comme produit publicitaire pour la promotion des bienfaits de la colonisation.