En débarquant au milieu de la nuit à l'aéroport Ercan de Chypre pour aller vers l'hôtel situé dans la région de Salamis, sur la façade maritime est de l'île, à une cinquantaine de kilomètres de là, la première chose qu'on remarque, c'est d'abord l'obligation de rouler à gauche sur la route. Les Britanniques sont passés par là, et, de ce fait, on peut situer aisément la période à l'époque de l'essor de l'automobile qui a suivi la révolution industrielle européenne, mais aussi suite à la chute de l'Empire ottoman, qui a également annexé ce territoire à partir du XVIe siècle de notre ère. En fait, la première occupation anglaise remonte au Moyen Âge, aux temps des croisades. Aussi absurde que cela puisse paraître, c'est par le hasard d'une tempête que le fait s'est produit. Le naufrage de trois navires de l'une des expéditions sur Jérusalem, ordonnées par Richard Cœur de Lion a été à l'origine de la conquête. «Sur l'un des navires échoués sur l'île se trouvait le fiancé de la fille du roi, et c'est donc pour le délivrer que la décision d'occuper l'île a été prise», raconte Yusuf Nidaï, guide touristique, histoire de nous mettre dans le bain avant même de poser nos bagages. «L'île, ajoute-t-il, sera vendue plus tard aux templiers, spécialement à Guy de Lusignan, de descendance française, qui va donner toute une lignée de rois francs de Chypre.» Ce rappel historique n'est pas fortuit, car une bonne partie des monuments chypriotes encore fonctionnels aujourd'hui (comme les cathédrales gothiques transformées en mosquées) remontent à cette époque, mais pas seulement. La proximité de cette 4e grande île de la Méditerranée avec le Moyen-Orient a contribué à sa richesse culturelle et historique. Lusignans, Vénitiens, Ottomans, Britanniques, ont tous, en plus des habitants originaux (la présence humaine remonte à plus de 9000 ans), des Assyriens, des Perses, des Grecs et des Romains, laissé une trace, faisant de cette île un véritable musée à ciel ouvert. La péninsule de Karpas Faire le tour de la partie nord, en seulement quelques jours, paraît fastidieux. Les nouveaux investissements dans le tourisme se voient dès la première escale au luxueux hôtel Salamis Bay Conti construit sur une magnifique plage. Mais la nuit sera très courte car, dès le lendemain matin, une excursion vers la pointe de l'île (extrême nord est, le cap Apostolos Andreas) nous attend. La route qui y mène est relativement longue, assez pour prendre le temps de s'imprégner des paysages avec, au début, des champs de blé qui alternent avec des constructions modernes. Puis, à mesure qu'on s'enfonce, la nature devient sauvage. Aménagée au milieu de nulle part, une marina internationale moderne vient juste d'ouvrir ses quais aux plaisanciers. La route traverse également le village emblématique de Dip Karpaz où Chypriotes, Grecs et Turcs cohabitent en toute quiétude. L'église orthodoxe s'élève à côté de la mosquée typique de l'architecture ottomane et les riverains peuvent indifféremment s'attabler sur les terrasses d'un café turc ou grec. «C'est la preuve que chez le peuple, vivre ensemble ne pose pas de problème, contrairement aux politiciens», indique Yussuf faisant référence à la guerre qui a opposé les deux parties de l'île durant les années 1970. Au-delà, sur plusieurs kilomètres, la nature complètement sauvage laisse s'aventurer au milieu de la route plusieurs variétés d'oiseaux dont des faucons. C'est rare de croiser une voiture, et à maintes reprises, des troupeaux de moutons conduits par des bergers dont on ne voit pas les villages bloquent la route. Cette zone abrite, dit-on, 23 variétés d'orchidées, mais ce qui la caractérise le mieux ce sont ses plages vierges qui s'étendent à perte de vue. L'une d'elles est renommée pour ses tortues de mer. On se croirait au temps de l'odyssée, à l'une des étapes du naufrage d'Ulysse. Ce n'est sans doute pas pour rien qu'on appelle cette contrée «Hidden paradise» (le paradis caché). La Golden Beach (plage d'or) s'étend sur 6 km, et pas une seule construction ni même un baigneur en vue sur cet immense rivage de sable fin qui annonce l'entrée du parc national avec ses ânes sauvages, une espèce protégée. Les ruines de Salamis Suite à cela, nous quittons le «paradis caché» pour satisfaire un besoin terrestre : déjeuner, au Kaya Artemis Hôtel construit sur le modèle grec du temple d'Artémis. A l'intérieur, tout évoque la civilisation grecque avec un accès privilégié sur la mer. Ce retour à la civilisation est un prélude à une visite qui va nous replonger dans l'antiquité romaine grâce aux ruines de Salamis qui remontent en majorité à la période du règne d'Augustus (31, avant J. C., et 14, après J. C.). Le site est protégé, et son accès est soumis à autorisation. Colonnes, bustes sans tête, vieux murs d'enceintes, autant de vestiges qui rendent compte d'un faste ancien et de l'importance de cette région qui abrite l'un des plus anciens ports de la région. On suppose aujourd'hui que les fonds marins inexplorés sont encore plus riches en ruines. L'amphithéâtre romain de Salamis, qui peut accueillir 15 000 personnes, sert encore aujourd'hui à organiser des concerts comme ceux annoncés pour juin par le journal local Cyprus today du 12 mai 2012 et qui a rappelé le passage, il y a un an, de plusieurs grands noms de la chanson, à l'instar de la reine du folk canadien, Loreena Mc Kennit, ou, auparavant, The Wailers, Boney M., Caesaria Evora, etc. Si on connaît bien la fonctionnalité de l'amphithéâtre, d'autres parties restent en revanche moins habituelles. «A quoi servait à votre avis cet endroit», interroge le guide qui montre un lieu également en demi-cercle mais nettement plus petit et sans gradins. La question n'était pas innocente car il s'attendait à une réponse qui serait loin d'être juste. «Un lieu de culte», répond un visiteur, ce qui a suscité un large sourire. Il s'agissait en fait de latrines (toilettes publiques). «Curieuses habitudes chez ces dignitaires romains qui faisaient leurs besoins tout en discutant affaires ou politique», explique-t-il avant de dénouer l'énigme des bustes sans tête dont certains sculptés merveilleusement dans le marbre sont des originaux. Il s'agit en réalité de représentations de sponsors qui parrainaient les athlètes du gymnase. «Comme ils changent souvent, les sculpteurs avaient, ajoute-t-il, juste à placer une tête à chaque fois au lieu de refaire tout le travail.» Le site n'est pas très loin de la ville de Famagouste, ancienne cité fortifiée qui, par le passé, a eu à accueillir les habitants de Salamis qui fuyaient les incursions ennemies. Famagouste et ses vestiges médiévaux Avec ses terrasses chics, ses commerces qui font côtoyer les plus grandes marques internationales, ses universités, la ville a un cachet très moderne avec un développement harmonieux, mais elle renferme aussi une bonne dose d'histoire. La cathédrale Saint Nicholas, style gothique, apparentée à l'architecture de la célèbre Notre Dame de Paris remonte à la période médiévale, au XIIIe siècle. Elle a été transformée en mosquée à partir du XVIe siècle avec l'arrivée des Ottomans et porte aujourd'hui le nom de Lala Mustapha Pasha (le terme lala n'ayant rien à voir avec le titre honorifique en usage chez nous). La mosquée est également ouverte aux touristes de toutes les cultures à condition d'observer certaines règles dont la nécessité d'enlever ses chaussures à l'entrée et de respecter les horaires des prières. Considéré comme preuve de tolérance musulmane vis-à-vis des autres cultes, le guide nous montre la dalle en marbre d'une tombe, probablement d'un prêtre, délimitée et laissée en l'état à l'intérieur même de ce lieu de prière où on peut également faire don d'une somme d'argent pour l'entretien des lieux. La vieille ville renferme beaucoup d'autres curiosités, en plus des échoppes qui proposent les objets de l'artisanat local. Mais cette première journée s'achève ici par manque de temps. Nicosie, la capitale divisée La virée du deuxième jour nous entraîne d'abord, après avoir traversé l'immense plateau Mysaria, vers Nicosie (Lefkosa), située au centre du pays. Elle est la capitale des deux Etats. «C'est la dernière capitale au monde à rester divisée», rappelle-t-on ici, car, même si les frontières sont aujourd'hui ouvertes, l'obligation de passer par un poste de contrôle n'est pas très commode. «The war is over», (La guerre est finie) lit-on sur une banderole qui pend du balcon d'un immeuble situé sur la zone intermédiaire (les deux Chypres sont séparées par une ligne dite «ligne verte»). Dans cette ville, une autre ligne, bleue cette fois, tracée sur la chaussée, représente un circuit touristique, et permet d'orienter les visiteurs vers le réseau de sites et monuments qui agrémentent cette vieille cité fortifiée et tout aussi millénaire. Les maisons traditionnelles sont entièrement préservées et sont toujours habitées avec, sur une placette centrale, la fontaine d'eau qui ne coule plus mais qui est toujours là comme témoin d'une époque. Un peu plus loin, le Buhuk Han, une sorte de caravansérail, représente l'une des attractions de la ville. Durant cette même période, cet établissement offrait le gîte aux voyageurs (chambres sur l'étage) et à leurs animaux, comme ce fut le cas à une plus grande échelle sur l'ancienne route de la soie qui passe par le détroit du Bsphore (Turquie) qui sépare le continent asiatique de l'Europe. Aujourd'hui, le patio et tout le rez-de-chaussée sont confiés aux vendeurs de souvenirs et des produits artisanaux. Une coiffe locale caractéristique de la partie musulmane intéresse Chahra, la benjamine du groupe, fascinée par l'endroit. Mais le joyeux de la ville reste la cathédrale gothique Sainte Sophie transformée en mosquée (Selimiye) et dont la construction par les rois Lusignan remonte au tout début du XIIIe siècle et n'a été achevée qu'au XIVe siècle, presque au même moment que la cathédrale Saint Nicholas de Famagouste, à la différence que celle-ci porte les armoiries du royaume de Jérusalem (Lion et croix) contrairement à Sainte Sophie qui porte ceux du royaume de Chypre (Lion). Kyrenia et son trésor muséal La dernière étape du voyage nous mène à Kyrenia (Girne), situé au nord, au-delà de la chaîne de montagnes dite des 5 Doigts et à laquelle une autre légende s'y rattache, celle d'un brave chevalier réémergeant des marais pour défendre les pauvres gens. Cette ville moderne renferme également des joyaux de l'architecture ancienne avec notamment le Château fort (initié par les Lusignan et agrandi par les Vénitiens) qui domine la baie, ses tours, ses donjons et l'emplacement de son pont levis. Cependant, le véritable trésor se trouve à l'intérieur du château est le musée des épaves de navires de la période grecque. «On a retrouvé des pièces de navires marchands anciens mais celui-ci a été retrouvé presque en entier, ce qui est très rare pour les embarcations datant de cette époque», explique le guide qui fait remonter son âge à près de 2300 ans. L'épave a été découverte en 1965 par un plongeur autochtone dénommé Andreas Cralulou. On peut pousser plus loin cette plongée dans le temps en visitant la partie du musée réservée au néolithique et les maisonnettes datant de près de 4400 ans avant J. C., soit à l'âge de bronze. A la balade muséale succède une promenade sur la belle marina située en contrebas du fort, l'une des attractions de la ville autant pour les touristes que pour les habitants. «Un moment de sérénité pour une douce après-midi d'été», remarquent Hana et sa mère, voyagistes d'Oran (Bel Eden) qui vont, comme beaucoup d'autres, inclure la destination chypriote dans leur programme de travail. Les bateaux de plaisance aux multiples couleurs amarrés sur le quai sont à portée de main des clients des terrasses des cafés, bars et restaurants qui cernent la crique. Certains sont proposés à la location pour une balade en mer à un prix très raisonnable. «Cela fait dix ans que je travaille ici, que je ne suis pas rentré chez moi. J'ai presque oublié ma langue maternelle ; c'est pour cela que j'ai eu du mal à comprendre la vôtre», déclare un serveur syrien abordé par un Algérien du groupe qui lui a demandé s'il était Arabe et qui a dû adapter son accent pour établir la communication. Les Maghrébins doivent être extrêmement rares dans cette contrée de l'Est méditerranéen. Une destination que les organisateurs du voyage (programme Edic Tour) veulent promouvoir avec, à la clef, la présentation d'un certain nombre d'hôtels parmi les plus en vogue comme l'Acapulco qui est en même temps un centre de conventions, d'où sa grande superficie, où alors les plus excentriques comme le Noah's Ark (arche de Noé) conçu en forme de bateau et le futur complexe s'inspirant des mythiques jardins suspendus de Babylone, actuellement en chantier. Mme Melahat Ardal, de l'agence Celex travel, basée à Antalia (Turquie) coorganisatrice du programme, a voulu confirmer ou infirmer une idée reçue, selon laquelle, en général, les Algériens ne sont pas intéressés par le tourisme culturel. Ce séjour chypriote, vu la richesse et la charge historique de l'île, peut constituer une amorce d'autant plus que toutes les conditions sont réunies pour un équilibre parfait entre le désir de se cultiver et celui de prendre du plaisir avec des conditions d'hébergement très agréables et à moindre frais. Pour nous, avant de prendre le chemin du retour, la dernière étape culturelle sera le monastère Bellapais sur les hauteurs de la chaîne de montagne dite des cinq Doigts (une dénomination relative à une autre légende propre à l'île). Ce monastère, situé à proximité d'un paisible village du même nom et dont la construction remonte aussi à la période gothique des Lusignan, abrite aujourd'hui une salle de concert de musique classique avec une vue imprenable sur la région. Il est également appelé «l'abbaye de la paix». Puisse-t-elle durer éternellement.