S'il y avait une once de doute quant à la volonté du pouvoir algérien d'abattre sa main lourde sur les journalistes algériens, l'ordonnance portant sur la charte pour la paix et la réconciliation l'a expressément dissipé. L'article 46 de ce texte légal est un message subliminal adressé aux professionnels des médias leur enjoignant de ranger les plumes. « Est puni d'un emprisonnement de trois à cinq ans et d'une amende de 250 000 DA à 500 000 DA quiconque qui, par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale pour porter atteinte aux institutions de la République, fragiliser l'Etat, nuire à l'honorabilité de ses agents qui l'on dignement servie, ou ternir l'image de l'Algérie sur le plan international », est-il stipulé. Désormais, chacun sait la conduite à tenir pour éviter d'être jeté en prison. Le risque vaut aussi pour les historiens qui voudraient raconter l'Algérie des années rouges, aux sociologues qui souhaiteraient analyser les mutations sociales à l'ombre du terrorisme, aux psychologues qui s'intéresseraient aux séquelles de la tragédie et sans doute même aux simples citoyens victimes déchantées qui tenteraient de vider leur sac de souffrances. Et comme, en Algérie, la presse est à l'avant-garde de tous les combats, il est clair que les journalistes sont la cible privilégiée du pouvoir pour la simple raison qu'ils tentent d'user d'une parcelle de leur quatrième pouvoir pour brocarder les errements des décideurs. Cela commence déjà. Une cascade sans précédent de procès et de condamnations contre les journalistes rappelle que le pouvoir ne badine pas. Ali Dilem, caricaturiste de Liberté, a été condamné, le 11 février dernier, à une année de prison et une amende de 50 000 DA pour un dessin jugé offensant à la personne du président de la République. Hakim Lâalam, chroniqueur du Soir d'Algérie, a été, lui, condamné à six mois de prison ferme et 250 000 DA d'amende, mercredi dernier. Désormais, l'emprisonnement des journalistes se banalise en Algérie, et le pouvoir ne s'encombre même pas de scrupules pour envoyer derrière les barreaux ces « brebis galeuses » allant à contresens de la façade démocratique qu'il vend à l'étranger. La preuve en est que deux confrères, Kamel Boussad et Berkane, directeurs des deux hebdomadaires arabophones Errissala et Essafir, croupissent, depuis le 12 février dernier, en prison presque dans l'anonymat. Tout se passe comme si le Pouvoir exécute une stratégie liberticide à huis clos. Il a, malheureusement, beau jeu face à une corporation chloroformée et atomisée par des schismes sur lesquels s'appuient les autorités pour encourager les fractures. C'est à croire que le combat pour la liberté d'expression n'est pas le combat de tout le monde. Les éditeurs des quotidiens, qui sont plus de quarante, ont du mal à s'entendre ne serait-ce que sur le SMIG intégrateur qu'est la défense de la liberté de la presse. Chacun s'occupe de sa petite boîte sans se soucier de ce combat. La sous-traitance politique est confondue avec les idéaux de liberté. Le clivage presse arabophone-presse francophone a cédé la place à une logique d'allégeance articulée autour d'un champ médiatique dont le marché n'est pas nécessairement cet arbitre qui sanctionne les vaincus. Le secteur de la presse est devenu un grand bazar où tous les coups sont permis. Le mal est donc en nous, et il serait malvenu de jeter la pierre sur un pouvoir qui, finalement, veut une chose simple : régner, et à l'aise si possible. A charge pour les journalistes de le rappeler à l'ordre à chaque couac. S'ils le veulent. S'ils le peuvent...