L'opinion algérienne attendait du président Bouteflika qu'il levât le voile sur ce projet politique inachevé de la « réconciliation nationale », qui semble avoir marqué le pas, passée l'euphorie du référendum. Lors de son intervention devant les magistrats à l'occasion de l'ouverture solennelle de l'année judiciaire, le président de la République a relégué en arrière-plan ce dossier que l'on disait, il y a quelques jours seulement, urgent et déterminant pour le pays. Une dizaine de lignes seulement lui ont été consacrées dans le discours présidentiel, axé sur d'autres priorités identifiées pour le secteur de la justice et qui ont, entre autres, pour noms : réforme de l'institution judiciaire, lutte contre la délinquance... Lorsque l'idée du projet de réconciliation nationale avait commencé à s'ébaucher dans les cercles officiels, beaucoup pensaient, pour bien connaître les pratiques politiques du pays, que la feuille de route pour la mise en œuvre de cette initiative était tracée et que le terrain politique était tellement bien balisé qu'il ne pouvait souffrir d'aucun hiatus qui viendrait à contrarier son cours. Des indiscrétions émanant de cercles politiques proches de l'Alliance présidentielle, notamment du président du MSP, Bouguerra Soltani, avaient même circulé au lendemain du référendum sur le projet de « réconciliation nationale », allant jusqu'à révéler les détails des projets de lois d'application de la « charte pour la paix et la réconciliation nationale » et leur nombre (une vingtaine, disait-on), pour signifier qu'ils tiennent leurs informations de sources sûres. La mise au point du chef du gouvernement, M. Ouyahia, qui confiait à un journaliste dans une de ses conférences de presse post-référendum que les textes d'application ne sont pas prêts comme l'ont laissé accroire certaines sources proches du pouvoir, jetant sans le vouloir le doute sur la crédibilité du référendum, avait été comprise par beaucoup comme une manœuvre de diversion politique destinée à sauver les formes démocratiques du processus politique engagé, mis à mal par certaines déclarations équivoques de responsables de partis de l'Alliance présidentielle. Durant les premières semaines ayant suivi le référendum, la presse se faisant l'écho de certaines sources bien informées multipliait les révélations sur la batterie des textes d'application, allant jusqu'à révéler les détails de ce qui serait prévu pour tous les cas identifiés par la « charte pour la paix et la réconciliation nationale ». Ce débat avant l'heure sur le contenu des textes d'application avait donné lieu et continue toujours d'alimenter une vive polémique sur fond de surenchères politiques dans les milieux concernés ou intéressés par ces textes qui devraient donner une traduction juridique et matérielle à la « charte pour la paix et la réconciliation ». On l'a vu avec le feuilleton de mauvais goût du retour de Haddam qui a abondamment alimenté les chroniques politiques de ces derniers jours mettant à nu le flou artistique dans lequel baigne le projet de « réconciliation nationale » qui s'apparente à un bateau sans gouvernail jeté au milieu des flots en furie d'une mer que Bouteflika pensait avoir domestiqué en faisant adopter par référendum la charte. Dans quelques jours, deux mois se seront écoulés depuis le référendum du 29 septembre et le dossier de la paix et de la réconciliation est toujours au même stade, celui des intentions. Recentrage Tout laisse croire, en effet que, le temps a suspendu son envol au soir du référendum. Objectivement, rien ne saurait justifier le retard accusé dans l'élaboration et la mise en œuvre des textes d'application alors que des victimes du terrorisme continuent encore de tomber quotidiennement du fait du terrorisme et l'économie peine à décoller, en partie, pour les mêmes causes. Le jeu de cartes a-t-il changé de mains ? Le président Bouteflika ne serais-il donc plus le maître de céant qu'il était il y a deux mois lorsqu'il a soumis à référendum populaire le projet de « charte pour la paix et la réconciliation nationale » ? On avait d'abord tout au début du processus laissé entendre que M. Bouteflika allait légiférer par ordonnances concernant ces textes pour aller vite, car la situation urgeait et pour faire l'économie d'un débat parlementaire long et inutile. De là on est passé à une autre option qui se veut, aux yeux du Pouvoir, plus respectueuse des principes démocratiques en laissant la latitude de ces lois au Parlement. Et voilà que Bouteflika annonce, au détour de son discours à l'occasion de l'ouverture solennelle de l'année judiciaire, qu'il appartient à l'institution judiciaire de mettre en œuvre les textes projetés. On ne sait pas quelles seront les assises légales des textes qui seront élaborés par le ministère de la Justice. Est-ce que la paternité de ces textes reviendra à l'institution judiciaire, et à elle seule, à l'exclusion de toutes les autres parties qui ont géré et gèrent encore ce dossier ? Ou bien alors, est-ce que le rôle de l'institution judiciaire est purement technique, celui d'une cheville ouvrière chargée de préparer les avant-projets de loi qui seront par la suite soumis et adoptés successivement par le Conseil de gouvernement, puis le Conseil des ministres, avant de passer le cap du parlement ? D'aucuns croient y déceler dans cette sortie du président de la République, qui a renvoyé la balle loin dans le camp de l'institution judiciaire, une manière diplomatique de se délester de ce fardeau qui commence à peser lourdement sur ses épaules et dont il découvre sur le terrain toute l'étendue des difficultés à mettre en application les engagements contenus dans la charte et la complexité des arbitrages à réunir au sein de la société pour donner vie à cette charte. En Algérie, il est connu que lorsque l'on veut enterrer un projet, on met en place une « commission de travail ». Sommes-nous dans cette logique ? Une chose est certaine, c'est que le fait de dépolitiser et de déclasser ce dossier en lui donnant un caractère technique et administratif, alors qu'il était considéré jusqu'ici comme un dossier stratégique géré au plus haut niveau de l'Etat, aura des conséquences indéniables sur les délais de mise en œuvre des textes de lois. Certains analystes y voient carrément dans la réorientation de la démarche qui sous-tend l'élaboration et la mise en œuvre des textes d'application de la charte une remise en question ou un recentrage des objectifs de la charte de la paix et de la réconciliation nationale. A l'appui de cette réflexion, on invoque volontiers le nombre peu réjouissant des repentis qui ont répondu à l'appel de la charte. C'est, dit-on, la meilleure preuve que les pouvoirs publics ont emprunté le mauvais chemin pour rétablir la paix en capitulant sans conditions face aux terroristes sans rien obtenir en contrepartie. Bouteflika était hier à Djelfa pour superviser une cérémonie de destruction de mines antipersonnel. L'application de la charte a révélé que le projet cachait dans ses entrailles des mines tout aussi destructrices. Ces deux mois qui ont suivi le référendum sur la charte ont servi de test pour jauger la faisabilité et l'applicabilité du projet de « réconciliation nationale » tel qu'il a été pensé. Le moins que l'on puisse dire, c'est que la moisson n'aura pas été à la mesure des paris engagés. On passe d'une situation d'euphorie, d'apparente sérénité, d'intense mobilisation des appareils de l'Etat et de ses relais politiques, médiatiques, à une période marquée par des doutes et des interrogations sans réponses. Toutes les voix qui ont porté à bout de bras ce projet, aussi bien du camp du Pouvoir que des islamistes et des chefs terroristes qui ont fait campagne pour ce texte, se sont brusquement éteintes. Qui se souvient encore de la « charte pour la paix et la réconciliation nationale » ?