Arzew se situe à l'ouest de la baie qui porte son nom. Les visiteurs, venus par la route d'Oran, seul accès à la ville, sont brusquement surpris par, à gauche, un groupement de cités qui témoigne d'un développement anarchique et intempestif de la ville, et à droite, par l'industrialisation effrénée des années soixante-dix. On s'engage alors dans une allée rectiligne, ombragée qui se termine à l'entrée de la ville. Mais c'est incontestablement à la Squala que l'on jouit du splendide panorama de la baie d'Arzew. En effet, la pêcherie d'Arzew, la Squala pour les anciens, est un lieu mythique et incontournable de la ville. Elle occupe une place particulière dans le cœur et la vie des Arzewiens. Elle est la mère nourricière de plusieurs générations. Jusqu'à aujourd'hui, malgré la zone industrielle, elle occupe une place incontestable dans l'économie de la localité. L'importance du trafic portuaire est impressionnante tant les bateaux de pêche (tous types confondus) font d'incessantes sorties en mer. Cette activité est génératrice d'une importante source d'emplois. Elle est le refuge pour tous les recalés du système éducatif national. Sur les quais de la Squala, on rencontre des enfants âgés d'à peine quinze ans faire les petits boulots de nettoyage, de raccommodage des filets et d'autres qui guettent avec impatience l'arrivée des péniches afin de se procurer quelques poissons pour subvenir à leurs besoins. Pour les anciens, il est impossible de parler de la ville d'Arzew sans citer la Squala et par là même de ce que fut dans un passé pas très lointain la pêcherie d'Arzew dont la notoriété, la qualité du poisson et le style ont dépassé les frontières. En effet, à côté du port de pêche, en contrebas de la montagne, s'offrait au visiteur une succession de baraques en bois où l'on pouvait déguster le meilleur poisson de la région. Malheureusement, l'expansion, l'industrialisation de la ville et l'augmentation du trafic portuaire ont nécessité l'élargissement de la route menant au port. Ce besoin économique a eu raison de ce qui fut l'un des vestiges de la ville. D'ailleurs, cette nécessité de développement économique a entraîné par la même occasion la disparition des halles aux poissons. La Squala, pour les non initiés, constitue un univers impénétrable, incompréhensible, régi par des règles tacites, on y véhicule un code de conduite, un mode de communication propre au lieu et à l'activité. Cette activité génère des emplois considérables à tous les niveaux de la chaîne. En dehors des marins titulaires d'un fascicule, qui sont recensés et inscrits au moment de l'embarquement, toutes les autres activités, directes ou indirectes, ne sont ni recensées ni officiellement inscrites. Du petit bambin de quinze ans qui fait ses premières expériences dans l'école de la vie, au vieux de 60 ans qui continue avec acharnement tous les jours à défier la mer pour gagner son poisson quotidien, on retrouve des activités complémentaires à celle de la pêche. Il est de notoriété publique que le milieu des marins pêcheurs est un milieu hermétique et l'exclusion est fatale. Un marin pêcheur ayant requis l'anonymat nous dit : « Le monde de la pêche est un milieu sans aucune pitié. Mes connaissances de la pêche et de la navigation sont incontestables. De l'avis de tous, mon expérience est tout aussi indiscutable et, pourtant, je suis au chômage depuis des mois. Pour la simple raison que moi je revendique mes droits, mon droit à l'assurance, aux allocations familiales... Mais aujourd'hui, on préfère les plus jeunes, ceux qui ne revendiquent rien, car ils ne connaissent pas justement leurs droits. » Dans le monde de la pêche, aucun marin n'est certain que, le lendemain matin, il retrouvera sa place. Son emploi est tributaire du bon vouloir de l'armateur (le propriétaire du bateau) et du raïs, le gérant de l'embarcation. Il suffit de déposer le fascicule de l'intéressé au niveau du bureau de la marine, de signifier son débarquement et les portes de la galère sont grandes ouvertes. Au cours du débarquement, le matelot ne reçoit aucune indemnité, aucun dédommagement. Pis, les jours passés au chômage ne sont pas pris en compte pour le calcul des indemnités de retraite et encore moins pour les remboursements de l'assurance maladie. Pour prétendre aux allocations familiales, il faut avoir travaillé au moins 18 jours au cours du mois, ce qui explique la précarité de la vie des marins. La colère des marins pêcheurs Mardi dernier, les marins pêcheurs de la baie d'Arzew ont laissé, pour la première fois, éclater leur colère pour dénoncer ce qu'ils qualifient d'« exploitation et esclavage ». Ils se sont dirigés vers le siège de l'union locale UGTA pour constituer une section syndicale afin de défendre leurs intérêts. Pour Hadj Mustapha, SG de l'UT d'Arzew, « en l'absence d'une structure représentative, il est difficile de les défendre, mais une assemblée générale aura lieu et nous élirons un conseil syndical sous l'égide de l'UGTA ». En effet, le lendemain, une AG s'est tenue au siège de l'UT et, malgré les réticences de l'association locale des armateurs, un conseil syndical représentatif des marins pêcheurs a été officiellement installé. Dès son installation, des adhésions massives ont été enregistrées au point d'atteindre le chiffre de 500 marins pêcheurs syndiqués. Une plateforme de revendications de plusieurs points a été aussitôt introduite par le syndicat des marins pêcheurs où il est question, entre autres points, de la réduction de la marge bénéficiaire des armateurs de 15% à 12%, la prise en charge des journées de chômage technique pour cause de mauvais temps, l'éclairage de la pêcherie qui devient un véritable coupe-gorge la nuit, la mise en place, au niveau de la pêcherie, d'une structure d'assistance sanitaire, etc. Devant la fin de non-recevoir à leurs revendications, les marins pêcheurs ont observé, en fin de semaine, un arrêt de travail qui a paralysé la pêcherie. Ce n'est que dimanche qu'un compromis a pu être trouvé, notamment l'acceptation par les armateurs de réduire leur marge à 12% et la mise en place d'une commission tripartite (syndicat des marins pêcheurs, association des armateurs et la direction régionale de la pêche) pour étudier la plateforme en question. L'omerta S'il est évident qu'à chaque secteur d'activité ses propres règles de commercialité et de partage des revenus, celui de la pêche se distingue par l'étrangeté, la spécificité de son mode de partage et, surtout, par la loi du silence qui l'entoure. Nul ne peut remettre en cause les lois du partage, sous peine d'exclusion. En effet, aucune règle de contrôle ni sur le tonnage des prises de chaque navire ni sur les revenus de celui-ci, même les revenus annuels sont taxés forfaitairement. Donc, au milieu de ce contexte, le partage se fait sur place. Avant toute répartition, le mandataire, qui est en même temps propriétaire des cageots de poissons, est chargé des ventes des prises de chaque embarcation. Une fois la vente effectuée, il encaisse 15% des recettes. Sur les 85% restants, l'armateur encaisse 45% en plus des 10% représentant les charges du bateau, et le reste, soit 40%, est partagé entre les marins. Cependant, le raïs prend cinq fois la part d'un marin. Au milieu d'une telle répartition, qui se fait sur les quais, faites vos comptes ! Un jeune matelot sur un chalutier, le visage fripé, les yeux hagards exprimant la fatigue, nous dit à quel point il déteste cette bêtise qui l'a fait marin pêcheur, un homme qu'on a le droit de tirer du lit par tous les temps pour un salaire qui ne couvre même pas ses besoins les plus élémentaires. « Si c'était à recommencer, je ne m'aventurerais jamais là-haut, où se confondent le ciel et les vagues. A chaque bordée, j'ai l'estomac noué. C'est un véritable supplice. Mais je n'ai plus le choix, je n'ai pas de qualifications et surtout c'est tout ce que je sais faire. » Un vieux matelot nous confie avec beaucoup d'amertume et autant de nostalgie dans les yeux : « Quand j'ai débarqué à Arzew, être marin pêcheur avait encore une signification. C'était un mode de vie à part. Chaque matin, on râlait, peut-être pour se mettre en route. Mais une fois sur l'eau, l'aventure commençait. Malheureusement, les anciens ont disparu, remplacés par une ribambelle de jeunes aventuriers. » La poukha A une certaine époque, pas très lointaine d'ailleurs, la Squala disposait de halles qui donnaient à ce lieu une ambiance toute particulière. La criée aux poissons, ou la poukha pour les anciens, se faisait dans un cadre digne des grands ports de pêche. Aujourd'hui, toute l'opération de vente aux enchères de poisson se fait sur le quai, devant le bateau. Elle dure à peine quelques minutes. Le charme, le suspense et la concurrence des acheteurs sont réduits à une simple formalité. Heureusement qu'il reste encore le nom de la poukha pour rappeler aux nostalgiques les sensations d'antan. Pour Abdelkader, détaillant de poissons : « Il y a quelques années, la poukha se faisait devant tout le monde, l'enchère se déroulait sur une estrade, la marchandise exposée. Mais, aujourd'hui, c'est devenu une simple formalité, car les jeux sont faits d'avance, c'est le monopole de quelques barons. Quant à nous, on est obligés de passer par eux et nous approvisionner à leurs prix. » Ceci étant, les marins pêcheurs d'Arzew ont incontestablement ouvert une brèche qui fera, sans aucun doute, tache d'huile au niveau des ports de pêche du pays. En effet, c'est toute l'activité de la pêche qui risque de connaître des bouleversements sans précédent.