Des drapeaux serpentent le long des grands artères de la ville éventrée par les travaux du tramway, un chant patriotique fuse au détour d'une rue et partout, des centaines d'affiches annoncent concert de musique, défilé de mode et autres festivités. Mais à l'heure des confidences, le cœur n'y est pas. Yamina est postée au coin de la petite ruelle depuis plusieurs dizaines de minutes. Elle attend un taxi. Elle ne trouve rien d'attrayant aux affiches qui l'invitent à célébrer le cinquantenaire, juste en face d'elle. «Les fêtes, ce n'est pas pour moi, je n'y assisterai pas mais c'est vrai que cette année, c'est plus grandiose», s'exclame-t-elle, guillerette. Ce qui intéresse la quadragénaire au rire sonore et au regard pétillant, c'est le feu d'artifice. «Vous savez, ce sont les Chinois qui l'ont monté», ajoute-t-elle. Elle chuchote cette dernière information comme on confierait un secret. Le chiffre 50 a beau être placardé sur tous les murs de la ville, Yamina ne semble pas mesurer la portée historique de l'événement. Farah non plus ne compte pas assister aux concerts organisés. «Que Dieu bénisse nos martyrs, je ne fêterai pas le cinquantenaire en allant aux concerts», poursuit-elle. Ses deux jeunes collègues, assises à une table dans une pizzeria déserte à cette heure matinale, ne montrent pas plus d'enthousiasme. Elle ne trouve rien d'autre à dire, le cinquantenaire n'évoque rien pour elles. Juste un peu plus de «bruit» que d'habitude. Le responsable de l'établissement est tout aussi taciturne. «Ces cinquante dernières années ont eu du bon et du mauvais, finit-il par déclarer après un silence méditatif. Ce pays est riche mais il lui manque des hommes de parole». Espoir déçu Aziza, Amina et leur mère sont plus loquaces. Elles en ont gros sur le cœur. «Je regrette les années 80. À cette époque, on pouvait se permettre des voyages, il y avait un esprit de volontariat et la vie était plus facile même avec peu de moyens», explique Amina, DRH. Sa sœur renchérit : «On y croyait, on était insouciants et personne ne parlait ni d'argent ni d'origines.» Pour elles, le changement de mentalité est dû à la politique de l'Etat. «Il n'y a pas de transparence, on ne connaît même pas la plupart de nos ministres !», explique-t-elle. «On dirait qu'on vit dans des sphères différentes, nous et nos dirigeants», insiste Aziza. A la radio, des spots de pub pressent les Oranais à fêter dignement le cinquantenaire. Beaucoup ont répondu à l'invitation, particulièrement pour le concert de cheb Mami qui a ouvert le bal samedi au théâtre de verdure d'Oran. Une agitation qui laisse de marbre Zahra et Wafi, attablés dans un salon de thé en ce milieu d'après-midi. «Pourquoi n'y a-t-il pas de défilé national de l'armée ?», se demande Zahra. «Ça renforcerait les valeurs du nationalisme», poursuit son ami, Wafi. «Ce n'est pas une fête mais une défaite, pour moi», lâche la dame, émigrée venue passer des vacances dans sa ville natale. Wafi temporise : «On n'est pas intéressés par les festivités, il y a d'autres priorités.» De l'autre côté de la ville, Boussif. On lui donnerait à peine la soixantaine, mais cet ancien enseignant de 75 ans a vécu les affres de la guerre et la liesse de l'indépendance. Ce 5 juillet 1962, il s'en souvient «comme si c'était hier», dit-il. Ça lui rappelle surtout le sentiment d'union et de fraternité qui régnait alors. Cinquante ans plus tard, il parle d'«espoir déçu». Il dit ces mots comme on annoncerait une sentence. Le ton est grave et le regard perçant. «Je ne crois plus en ce pays, ni en ses dirigeants. Personnellement, je suis blasé.» «Notre vie est derrière nous, mais que vont devenir ces jeunes-là ?», se demande-t-il. «L'Algérie devrait se porter mieux que ça, des gens sont morts pour ce pays», scande Yasmina, une flamme dans les yeux. Parmi les martyrs de la Révolution, son propre père. «Je suis très nationaliste, une valeur perdue. Ce pays compte beaucoup pour moi, il est riche mais le gens ne connaissent pas sa valeur.»