Après avoir été un art porte-voix, centré sur le «nous», le théâtre découvre et investit le «je». Chantre d'une expression populaire, avec notamment l'adoption de son fameux manifeste socialiste, à l'aube de l'indépendance du pays, le théâtre algérien a été considéré, longtemps, comme un espace d'accueil privilégié acquis à la parole révolutionnaire. Se revendiquant, dès sa naissance, comme un théâtre de masse avant d'être un théâtre élitiste, il a prêté sa voix et son corps à cette parole, au discours ambiant que générait cette même parole. Il n'est qu'à se souvenir de toutes ces pièces de théâtre montées sur la scène du Théâtre national algérien, nationalisé en 1963, à l'ombre du duo Mustapha Kateb-Mohamed Boudia, constituant les pères fondateurs de ce théâtre porteur d'une esthétique largement puisée du répertoire engagé. Très souvent rattachés aux préoccupations nationalistes et sociales, les thèmes montés sur les premières scènes nationales, - la manière de se dire. Ils sont, quelque part, le champ d'exercice de la conscience collective qui continue la révolution armée et la célèbre en donnant assez souvent forme aux traumatismes d'une mémoire vivace, celle du peuple durant l'occupation (Monserrat, 132 ans, Afrique Avant un, Le Fœhn, Les enfants de la Casbah, Le cadavre encerclé, El khalidoun). Cependant, il faut reconnaître que cette période d'exaltation, où la flamme révolutionnaire a fait naître dans son sillage une flopée d'artistes, n'est pas indemne de tensions entre les hommes de théâtre, ceux venus avec la révolution et ceux qui posent pied au théâtre après l'indépendance. Il y a comme une bagarre larvée qui s'installe progressivement entre ces aînés qui croient toujours avoir raison parce que le théâtre a participé à la libération du peuple – qui vient se voir tel qu'il est sur scène – et de jeunes artistes qui font une autre lecture du théâtre et de l'histoire qui a porté ce théâtre, apparaissant comme porteurs de projets subversifs et de nouvelles sensibilités. Kaki, Hachemi Norredine, Hadj Omar, Alloula et Naïmi Kaddour, créateur de la troupe «Le Théâtre de la Mer», en compagnie de Mengouchi Mustapha et Hamid Skif en 1968 à Oran (Mon cœur, ta voix et sa pensée, La fourmi et l'éléphant) font partie de cette cuvée annonciatrice de nouvelles directions, convictions et pistes de désaccords. Progressivement, une nouvelle vision théâtrale se réalise. On se libère du poids du passé, mais on ne se libère pas du discours ambiant lié à l'actualité du moment. Et l'actualité, avec Houari Boumediene, est aux grandes tâches d'édification nationale en faveur des masses laborieuses. L'actualité est aussi acquise au discours marxiste (dans ses deux versants, soviétique et maoïste) dans lequel se reconnaissent beaucoup de «leaders» de théâtre. L'exaltation des années 63, 67, en termes d'enthousiasme généreux et désintéressé est toujours là mais elle a pris de nouvelles définitions, enfilé de nouvelles tenues, placé de nouvelles casquettes, prioritairement empruntées à l'Europe de l'Est, celle du mur de Berlin, qui aspirait à répondre «aux aspirations du peuple» et prétendait changer le monde. Dans de nombreuses troupes, le «nous» remplace le «je». La pièce Mohamed prends ta valise est montée collectivement par de jeunes et fougueux comédiens autour d'un noyau : Naïmi Kaddour, diplômé de l'école d'art dramatique de Strasbourg, Kateb Yacine le nomade et Hrikes, le ménestrel de Guelma (dont personne ne parle malheureusement). On est dans un théâtre réceptacle au collectif, un théâtre à l'écoute du collectif, un théâtre du «jeu» collectif. On désacralise des principes d'hier pour mieux en sacraliser d'autres. On se démarque des voies tracées par les précurseurs pour se créer des «espaces» où l'œuvre proposée s'enracine dans le temps matériel avant de s'enraciner dans l'idée qu'on se fait de ce temps. Dans ce voile de substitution, pas nécessairement linéaire, on annonce la fin des illusions pour en rajouter d'autres parce que le moment l'exige, parce que la consigne du moment dit qu'il faut être à l'écoute de son peuple, qu'il faut le galvaniser autour des défis de l'heure. Et le peuple, c'est le discours politique ambiant qui l'offre, qui l'agite, le légitime. Et chez beaucoup de troupes de théâtre, notamment celles qui activent sous le label du théâtre amateur dont le festival de Mostaganem fut le premier banc de reconnaissance pour beaucoup d'artistes de théâtre actuel, on distingue nettement de la sympathie pour les thèses du pouvoir politique en place, ses thèses mais pas toujours ses hommes, il faut le souligner quand même. Mais, là également, la transition est de courte durée, une transition par à-coups et coups de griffes – et de génie – qui lézardent cette plate-forme consensuelle à l'image des trois authentiques talents disparus trop vite : Abdelmalek Bouguermouh (El Mahgour, H'zam El Ghoula, adaptée par Omar Fetmouche d'un texte du russe Valentin Pétrovich, La Quadrature du cercle et Er-rajal Ya Hlallef) ; Azzedine Medjoubi (Aâlem El Baâouche adaptée également par Omar Fetmouche), Boubeker Makhoukh (Hafila Tassir, adaptée de la nouvelle Le Voleur d'autobus de l'Egyptien Ihssane Abdelkadous. En effet, par petits paliers saccadés et non uniformes, le théâtre d'hier, réparateur des torts, cède la place à de nouvelles lectures. «Il est possible de faire du théâtre politique en-dehors des sentiers traditionnels», dira Bouguermouh, mort dans un accident de voiture. Les bouleversements sociaux à l'échelle locale et les accélérations internationales de l'histoire redessinent les destinations d'un théâtre resté trop longtemps otage des choix du moment. Un moment qui a longtemps fonctionné comme lieu d'inscription de l'histoire. Avec l'apparition de ces premières escarmouches entre l'hier proche et un présent non encore configuré, la nostalgie n'est plus de mise, même si, ici et là, à l'occasion de grandes célébrations nationales, on retourne «pour la forme» à un théâtre caractérisé par l'événementiel, un théâtre de circonstances, glorificateur de personnages très souvent stéréotypés, de périodes, de mythes fondateurs pas toujours délimités. Parallèlement donc aux enjeux politiques induits par la nouvelle époque, se font jour des enjeux esthétiques de rupture qui ne laissent pas indifférents quelques-uns de nos créateurs les plus en vue. Ces mêmes créateurs qui, curieusement, étaient profondément liés, pour ne pas dire engagés corps et âme, aux luttes sociales portées par le théâtre des justifications idéologiques qui avait fait florès sous le règne des démocraties populaires, se démarquent des parrainages politiques qui étaient les leurs quelques petites années auparavant. C'est l'ère des remises en cause et des déchirements douloureux. Le consensus autour d'un projet politique unitaire a volé en éclats. Le souffle de l'histoire est passé par là, pas dans le même temps ni selon le même degré, précisons-le. Avec le crépuscule du siècle dernier, on assiste à une démarcation nette du théâtre qui se pratiquait dans les années ‘70 et ‘80. L'alliage ne prend plus et les transgressions avec la norme ont le vent en poupe. L'obsession du retour n'est qu'occasionnellement évoquée. On y apporte ses variations et son tempérament et ses empoignades pas toujours déclarées. On pourrait définir cette étape comme l'une des premières grandes lignes de fracture observées dans la marche de cette activité artistique depuis l'indépendance. Le réalisme terrien, contenu dans des théâtrales à vocation clairement affichée pour les besoins de la cause, ne convenait plus au troisième millénaire. Vissé dans l'air du temps, on se referme sur son intimité et l'on se centre sur le «je» dont le monologue est l'incarnation la plus visible. Puisée de l'échange et de l'expérimentation, grâce à la rencontre des cultures et la communication de notre village planétaire, l'éloquence proposée est surtout affaire de gestuelles hybrides et de textes courts, pour ne pas dire flottants. Le théâtre, capteur de moments fugaces, fonctionne à l'économie du verbe, à son intériorisation. Il y a une nouvelle option alternative au théâtre étendard dont la caractéristique première était de privilégier le message vocal sur le message visuel. On creuse dans une langue de l'angoisse, pas trop éloignée des métaphysiques de l'être humain, car, désormais, l'engouement pour le corps précédera l'engouement pour la voix. Ceci pour dire que c'est par le corps que l'homme de théâtre pratique sa liberté, l'explicite autrement, lui donne une autre destination esthétique, une autre forme d'enracinement sur les nouvelles scènes ouvertes, un autre rapport à la société, d'autres lectures. Bref, c'est la langue du corps qui produit de l'effet, qui parle avant la langue écrite. C'est le corps qui se laisse dériver au gré d'une déstructuration imagée, d'un vécu social en perpétuels frémissements, un vécu social frappé d'inanité qui n'a pas obligatoirement une conviction à défendre. Il reste entendu que cette volonté appuyée d'insister plus sur la séquence visuelle que sur la séquence auditive reste une tendance. Il y a d'autres thématiques ésotériques qui font autrement pour faire parler le réel, d'autres pistes d'expressions sur lesquelles se cramponner, d'autres postulats «tortueux» à expérimenter, d'autres processus d'accumulation de repères pas toujours clarifiés qui voient le jour, s'élargissant en îlots plus ou moins affranchis des thèses d'hier. Mais, de manière générale, on assiste à la fin de mission du théâtre «porte-voix» et de la parole radicale surdéterminée. Libéré de ses missions premières (réformiste et éducatif dans le quart de siècle d'avant-1954, révolutionnaire, engagé et polémique dans le quart de siècle qui suit l'indépendance), le théâtre algérien se défait d'une certaine manière de sa vision rédemptrice ou encore instrument de l'art socialiste dans son acceptation militante, pour ramener ses missions techniques et ses imaginaires à des causes plus humbles, des désirs politiquement plus nuancés pour ne pas dire ténus. Certains observateurs de la scène voient dans cette reconfiguration post-militante une dépolitisation grandement dommageable à un art de transmission importé à l'origine chez nous, disent-ils, pour aider à l'affirmation de soi, un art documentaire qui incarne fortement la notion de reconquête de l'identité. Pour ma part, je dirais humblement que c'est plutôt un juste retour des choses. Né, effectivement, d'un besoin de protester et ayant grandi dans cette tradition de dire les choses du champ social et des appartenances culturelles autrement, il reste conforme dans son cheminement à ses définitions premières, sauf qu'il se devait de changer de registre et de sensibilité pour être en phase avec son époque. Celle que nous traversons aujourd'hui, celle qui dans sa vacuité nous interpelle autrement, celle qui pourrait expliquer, face à la mort des idéologies, la subjectivisation de notre individualité, l'individualisation de notre subjectivité dans ses bégaiements fatalement inaudibles, ses appréciations de la mémoire fatalement incomplets et ses solutions de dernière heure fatalement dubitatives.