À la suite de Fromentin et dans le sillage des orientalistes, de nombreux peintres et écrivains s'inscrivant dans l'errance ont fait le voyage dans l'Algérie colonisée pour y exprimer des idées souvent teintées d'exotisme, mais aussi d'un racisme affiché, comme ce fut le cas pour Guy de Maupassant. L'auteur de Boule de Suif a effectué plusieurs voyages en Algérie au cours des années 1880. Fuyant sa grise Normandie, il embarque pour la première fois pour Alger en juillet 1881. Il est en service commandé, puisqu'au cours de ce premier périple à travers le pays, il écrira pour Le Gaulois une série de 11 chroniques algériennes. Au départ, le journal avait en réalité demandé à Guy de Maupassant d'enquêter sur la révolte de Cheikh Bouamama qu'il traite « d'insaisissable farceur ». Cette insurrection contredisait en effet la thèse répandue en France, selon laquelle le territoire algérien était « pacifié ». Dans cette chronique qui s'apparente au journalisme d'investigation, Maupassant s'attachera essentiellement à pointer du doigt les défaillances du système colonial face aux succès accumulés par Bouamama au début de son combat. C'est ainsi qu'il reprochera à l'armée coloniale non seulement ses incohérences, mais aussi d'avoir trop fait confiance à l'agha de Saïda. Il est vrai qu'il va également chercher des explications à la révolte dans des facteurs liés directement à la colonisation : la spoliation par des colons espagnols des grands champs d'alfa, et la misère à laquelle les expropriations ont réduit les tribus de la région. L'auteur voit en Bouamama « un rôdeur » et un chef d'une bande « poussée à la révolte par la famine » qui n'aurait « agi ni par haine ni par fanatisme religieux, mais par faim ». Maupassant a cependant l'honnêteté d'ajouter : « Notre système de colonisation consistant à ruiner l'Arabe, à le dépouiller sans repos, à le poursuivre sans merci et à le faire crever de misère, nous verrons encore d'autres insurrections. » Judicieuse prédiction que l'histoire va se charger de vérifier quelques générations plus tard. Pour avoir produit exactement un siècle après un film écrit avec brio par Boualem Besseïh sur l'épopée de Cheikh Bouamama, j'ai été fasciné par l'esprit patriotique du Cheikh et par son refus d'accepter le joug colonial. Comment ne pas s'indigner alors devant l'incapacité de cet homme de lettres de reconnaître que la revendication du droit de vivre libre sur son sol constituait la raison cruciale d'une révolte qui n'allait jamais cesser. Maupassant, mais aussi des écrivains se réclamant de la gauche comme Victor Hugo n'ont jamais voulu remettre en cause la légitimité coloniale contre la légitimité nationale. Maupassant est revenu à plusieurs reprises en Algérie au cours de la même décennie. Il en a rapporté de nombreux reportages ou articles qu'il a regroupés dans deux ouvrages essentiels : Au Soleil et La Vie errante, mais aussi des nouvelles au titre évocateur comme Mohammed Fripouille ou Allouma. Depuis l'indépendance de l'Algérie, ces écrits sur l'Algérie ont été regroupés et réédités par des personnes, dont les motivations sont diamétralement opposées. Denise Brahimi, dont on ne peut douter de son engagement pour l'Algérie libre, a fait précéder les écrits de Maupassant par une longue préface dans laquelle elle s'efforce d'analyser scientifiquement l'intérêt de l'auteur pour l'Algérie. Les mêmes écrits ont été rassemblés par les cercles d'algérianistes qui retrouvent en Maupassant l'esprit fondateur de leur nostalgie coloniale. Ainsi dans Guy de Maupassant sur les chemins de l'Algérie préfacé par Olivier Frébourg, on lit : « Il décrit la société française coloniale avec ses grandeurs et ses travers, et les Algériens sur lesquels sa plume s'applique avec la même acuité, parfois sévère, souvent chaleureuse. » Car enfin, ces Algériens dont on parle ici sont en réalité les colons qui se regrouperont après l'indépendance dans des cercles dits algérianistes dans lesquels ils ressassent leurs rêves de reconquête. En effet, pour Maupassant, les Algériens sont les colons venus de toutes les régions d'Europe. Les natifs du pays sont appelés « les Arabes ». Il prédit même la disparition de ce qu'il appelle « un peuple chicanier et vindicatif ». Il ajoute dans le chapitre « La province d'Alger » : « Qui dit Arabe, dit voleur, sans exception. » Curieusement, il tient des propos plus mesurés sur les Mozabites et le M'zab qu'il compare à une république socialiste, ou les Kabyles dont il loue la contrée. On peut bien parler ici d'antisémitisme au sens originel du terme, puisque dans un texte intitulé « Le Zar'ez », il s'en prend aux Arabes et aux juifs (tous deux sémites, doit-on le rappeler ?) avec une virulence et une haine digne du nazisme hitlérien. Mais sans que cela ne soulève en France à son époque les moindres protestations. « Dès qu'on avance dans le Sud, écrit Guy de Maupassant, la race juive se révèle dans un aspect hideux qui fit comprendre la haine féroce de certains peuples contre ces gens, et même les massacres récents. » Goebels n'aurait pas été plus haineux. Tout cela nous rappelle que les Maghrébins ont toujours vécu en harmonie avec les minorités juives, à Tolède comme à Tanger ou à Constantine, contrairement aux semeurs de haine qui sévissaient en Europe. Fort heureusement, tous les auteurs français du XIXe siècle n'ont pas été aussi fascistes et racistes. Rappelons-nous le beau poème de Rimbaud dans lequel le poète rejette implicitement la conquête coloniale au nom du mythe de l'Afrique romaine. De ce fait, celui dont le père avait été chef du bureau arabe de Sebdou (ma ville natale, soit dit en passant), est le premier intellectuel français à avoir ouvertement plaidé pour la cause nationale algérienne. Ecrits en latin, ses vers sont consacrés à Jugurtha qui « nous revient », dit-il sous les traits de l'Emir Abdel Kader. « Depuis peu, s'est levé celui qui deviendrait pour le peuple arabe un nouveau Jughurtha. » Je terminerai en citant le grand, l'immense « Albatros » Charles Baudelaire qui le premier tord le cou à l'orientalisme pictural guerrier à travers le peintre officiel de la colonisation Horace Vernet et son tableau La prise de la Smala de Abdel Kader, dont il dira : « Je hais cet art improvisé au roulement du tambour, ces toiles badigeonnées au galop, cette peinture fabriquée au pistolet. » Les choses ont-elles changé dans un pays où des hommes politiques veulent encore « pacifier » les banlieues, comme on voulait pacifier les mechtas ? Pas vraiment puisque pour l'ouverture de l'année de l'Algérie en France, la commissaire française n'avait pas hésité de proposer de présenter le tableau de Vernet, montrant que la culture politique institutionnelle restait en retard de plus d'un siècle et demi sur Baudelaire.