La révolution algérienne a connu, comme la plupart des révolutions, un moment de lutte intestine. En effet, tant que le combat était dirigé contre l'occupant, les dirigeants de la révolution ont tu leurs différends afin que la libération du pays soit effective. L'important pour un peuple dépendant était de se rallier au contre-Etat qui forgeait l'indépendance, a écrit Gilbert Meynier, dans l'histoire intérieure du FLN. Bien que des programmes aient été adoptés pendant les sept ans de guerre, le débat idéologique a été relégué au second plan. Toutefois, bien que les dirigeants aient tous participé à la libération du pays, chacun selon le rôle qui était le sien, après le cessez-le-feu, ces derniers n'étaient pas tous d'accord sur le rôle des organismes dirigeants de la révolution. Pour le président du GPRA (gouvernement provisoire de la république algérienne) et la plupart des ministres, la mission de ces derniers devait continuer jusqu'à l'élection de l'assemblée nationale constituante. Quant à l'EMG (Etat Major Général) que dirigeait Houari Boumediene, soutenu par Ben Bella, Khider et Bitat, la mission de ces organismes était de conduire le pays à recouvrer son indépendance. Autrement dit, leur mission ne pouvait aller au-delà de la conclusion des accords de paix, signés le 19 mars 1962. Bien que la libération, le 20 mars 1962, des cinq détenus d'Aulnoy, Ben Bella, Ait Ahmed, Boudiaf, Khider et Bitat, ait suscité beaucoup d'espoir pour apaiser la tension entre le GPRA et l'EMG, leur division en prison n'a fait qu'attiser la crise. Mais pourquoi une telle divergence entre deux entités de la même révolution ? Le conflit entre les deux instances était à l'origine d'un incident survenu le 21 juin 1961 à Mellègue, en Tunisie. En effet, l'ALN (Armée de Libération Nationale) des frontières avait utilisé la DCA pour abattre un avion français. Le pilote, le lieutenant Guillard, a été capturé. Cette affaire a sorti le président Bourguiba de ses gonds. Il a exigé la libération immédiate du pilote en arguant que l'acte s'était produit sur son territoire. L'EMG avait d'emblée refusé d'obéir à cette injonction, perçue comme une immixtion des Tunisiens dans les affaires algériennes. Quelques jours plus tard l'EMG a restitué le soldat français aux autorités tunisiennes. Cet incident a provoqué la démission de Boumediene le 15 juillet 1961. Dans son mémoire adressé au GPRA, celui-ci a usé d'un langage peu amène à l'égard du GPRA, l'accusant de «déviationnisme, non application des décisions prises, etc. » Cette crise a connu son épilogue lors du CNRA d'août 1961. A la fin des travaux de ce conseil, Ferhat Abbas a été remplacé par Ben Khedda. Malheureusement, ceux sur qui reposait l'espoir de réconcilier les antagonistes étaient, eux aussi, divisés. En tout cas, Ben Bella était le premier à prendre parti. Il a choisi l'EMG. Le choix était tactique dans la mesure où l'EMG se trouvait au faîte de sa puissance et que le GPRA était au début de la phase d'évanescence. Et en voulant rassembler, autour de sa personne, toutes les forces vives du FLN, Ben Bella a rendu la division incontournable. Après leur libération, celle-ci a été portée à la connaissance de la base. Et le 19 avril 1962 a marqué incontestablement le désaccord le plus profond entre les deux parties. En effet, lorsque Ben Khedda a voulu convoquer le conseil des ministres ; ce même jour, Ben Bella s'est rendu à Ghardimaou en Tunisie pour rendre visite aux troupes frontalières. Pour ce dernier, de toute façon, la convocation du CNRA était la condition sine qua none pour trancher le différend opposant les dirigeants de l'EMG et ceux du GPRA. Cependant, ce dernier voulait s'en tenir à la délibération du 22 mars, à Rabat, en présence des cinq ministres récemment libérés. Selon Harbi, dans « Le FLN, mirage et réalité », la délibération a été lue par Ben Tobbal : « Au nom de la majorité, Ben Tobbal fait part à Ben Bella du rejet de sa proposition de convoquer le CNRA. » Mais la stagnation de la situation, au début du mois de mai, a décidé d'autres ministres à se prononcer pour la convocation du conseil national. La date a été fixée pour le 27 mai à Tripoli. C'était le premier conseil national tenu après le cessez-le-feu. Bien qu'il ait été prévu d'aborder le point inhérent au programme, le conseil devait primordialement doter le pays d'un nouvel organisme dirigeant, le BP (bureau politique) en l'occurrence. C'est ainsi que se sont ouverts, dans la salle du Sénat libyen, les travaux du CNRA en temps de paix. Ce congrès a été présidé par Mohamed Ben Yahia, expert des accords d'Evian, secondé par Omar Boudaoud et Ali Kafi. Deux groupes ont essayé de faire valoir la justesse de leur vision. Et les alliances étaient à peu prés les suivantes. D'un coté, un groupe formé autour du GPRA, constitué quasiment des anciens MTLD (Mouvement pour le triomphe des Libertés Démocratiques) où activistes et centralistes ont scellé leur sort et, d'un autre coté, un groupe réuni autour de Ben Bella comprenant l'EMG, les anciens UDMA (Union Démocratique du Manifeste algérien) à leur tête Ferhat Abbas et quelques ulémas. Le premier point de l'ordre du jour a été consensuel. Bien que la discussion ait pris un peu plus de temps que prévu, la session étant ouverte le 28 mai, le programme a été entériné le 1 juin. Mise à part la réflexion de Ferhat Abbas qualifiant le programme « de communisme non digéré », les congressistes ont approuvé le texte sans rechigner. Le débat, en revanche, devenait houleux lorsque le président Ben Yahia a proposé l'examen du point inhérent à la désignation du bureau politique (BP). La première motion émanait de Ben Bella. Il a proposé que le bureau soit composé d'une équipe restreinte. Elle comprenait outre Ben Bella, Ait Ahmed, Boudiaf, Khider, Bitat, Mohammedi Said et Hadj Ben Alla. La seconde liste a été proposée par Krim Belkacem, soutenue par le GPRA, comprenant : Ben Bella, Boussouf, Boudiaf, Bitat, Ait Ahmed, Khider, Ben Tobbal, Krim et Dahlab. Par ailleurs, avant un éventuel vote des congressistes, un débat a été ouvert en plénière. Ait Ahmed et Boudiaf ont refusé tout bonnement de faire partie du BP proposé par Ben Bella. Selon Mohamed Harbi, leur réaction était la suivante : « Nous n'étions pas d'accord entre nous en prison, nous ne le sommes pas plus entre nous aujourd'hui. Alors pourquoi proposer une liste dont les membres ne s'entendent pas au départ. » Toutefois, selon la commission sondage, cité par Harbi, en reprenant l'estimation du colonel Tahar Zbiri, la liste Ben Bella l'aurait emporté de 33 voix contre 31 pour celle de Krim. Malheureusement, le 4 juin, le président Ben Yahia a constaté que la réunion ne pouvait pas se poursuivre. Les congressistes étaient sur le point d'en arriver aux mains, sans omettre les obscénités proférées par quelques uns. Ainsi, à moins d'un mois du référendum sur l'autodétermination, Ben Khedda a quitté Tripoli pour Tunis afin, disait-il, de se consacrer à une mission plus importante : la préparation du référendum. Il a été suivi par la plupart des ministres. Par contre Ben Bella, Khider et Mohammedi Said sont restés à Tripoli. Le 7 juin, un procès verbal dit de « carence » a été signé contre Ben Khedda. Il a été suivi d'une motion de défiance à l'égard du président du GPRA. Selon Gilbert Meynier, la procédure était illégale. Il a écrit à ce propos : « Tout vote concernant une désignation des responsables devait recueillir les deux tiers des voix des congressistes (article 10), ce qui n'était pas le cas : la motion n'en avait recueilli que 56,52% ; et d'autre part pour qu'une décision soit valable, il fallait qu'elle ait été discutée en séance plénière régulièrement convoquée en présence de tous les congressistes (article14), ce qui n'était pas non plus le cas. » Cependant, cette dissension au sommet de la hiérarchie a créé une onde de choc à l'intérieur du pays, notamment chez les chefs de maquis. Cependant, la fin du mois de juin a été indubitablement l'une des périodes les plus agitée que l'Algérie ait connue. En effet, le 25 juin, une réunion inter wilayas s'est ténue à Zemmourah, en wilaya3. Les représentants des Wilayas 2, 3, 4, la zone autonome d'Alger (ZAA) et la fédération de France du FLN ont assisté à la réunion. Elle s'est terminée par la condamnation de la rébellion de l'EMG et la demande faite au GPRA de le dénoncer publiquement. A la fin de la réunion, un comité a été créé. Sa mission : se rendre en Tunisie pour rencontrer le président du GPRA ainsi que ses ministres. A leur réception par Ben khedda, le comité a demandé la dissolution de l'EMG et l'arrestation de ses dirigeants. Khider s'est opposé catégoriquement à cette doléance. Il a quitté aussitôt la réunion et a rédigé sa démission du GPRA. Deux jours plus tard, Ben Khedda a exaucé le v_u du comité de Zemmourah. Il a dénoncé publiquement les activités de l'EMG et a prononcé la dégradation du colonel Boumediene ainsi que ses deux adjoints, Kaid Ahmed et Mendjeli Ali. Décision qui a été vigoureusement dénoncée par Ben Bella et Khider. Bien qu'il y ait eu des tractations et des tentatives de réconciliation pour ressouder les rangs, elles se sont toutes soldées sur un constat d'échec. La constitution du bureau politique à Tlemcen, le 22 juillet 1962, par Ben Bella, a mis ses adversaires politiques devant le fait accompli. Deux membres dont l'influence n'était pas la moindre, Krim et Boudiaf, ont considéré cette proclamation unilatérale comme étant un « coup de force ». Une semaine après cette déclaration, Boudiaf a été enlevé à Msila par des éléments de la W1. Mais contre toute attente, un événement survenu quelques jours plus tard a redonné espoir. Il s'agissait de l'accord du 2 août 1962 entre les antagonistes. Boudiaf a été entre temps libéré. La réunion a regroupé d'une part Boudiaf, Krim et Mohand Oul Hadj et de l'autre Khider et Bitat. L'accord consistait à parvenir à une solution permettant de gérer la période transitoire que traversait le pays. Du coup, le bureau politique, formé à Tlemcen, a été reconnu à titre provisoire. Sa durée de vie était d'un mois. Sa mission se limitait à l'organisation des élections à l'assemblée nationale constituante. C'était, pour la plupart des observateurs, le véritable dénouement de la crise. Le lendemain de cet accord, Ben Bella a fait son entrée à Alger accompagné par les membres du BP. Mais le report des élections pour le 20 septembre 1962, elles étaient prévues pour le 2 septembre, et la démission de Boudiaf du BP le 25 août 1962, ont replongé le pays dans une crise où, cette fois-ci, il n'y avait guère de place aux tractations. C'étaient aux troupes des frontières, commandées par Boumediene, de faire basculer la balance. Baptisée « Armée de Libération Nationale », l'armée des frontières a fait son entrée à Alger le 4 septembre 1962. Cette fois-ci le bureau politique a triomphé grâce aux troupes de l'Etat-major, selon Mohamed Harbi. Et ce, contrairement à l'affirmation ultérieure de Ben Bella selon laquelle le bureau politique avait triomphé grâce au peuple. En somme, la crise de l'été 1962 ne concernait en aucun cas la confrontation de programme contre programme. Car la plupart des militants se trouvaient depuis les années quarante dans le même parti, le MTLD. En 1962, le centralisme politique et le socialisme étaient communs aux deux groupes. Par conséquent, sur le plan politique, l'Algérie n'aurait pas connu un itinéraire différent à celui qu'elle a connu.