«Si la pauvreté est la mère des crimes, le défaut d'esprit en est le père.» (Jean de La Bruyère, moraliste français, 1645-1696) Aujourd'hui, en Algérie, la délinquance, plus particulièrement le vol, s'intensifie de façon inquiétante. Le citoyen endure la violence et l'humiliation qui sont à l'origine de son malaise. Livré à lui-même, il se sent indéniablement tourmenté d'autant qu'il est isolé, subissant le chômage, la précarité et l'indifférence étatique, quasiment générale. Ainsi, nos campagnes, villes, cités et quartiers deviennent le théâtre de la peur et de l'angoisse. Parfois, l'on assiste à des scènes aussi dramatiques que choquantes. L'agresseur viole impitoyablement l'intimité de la victime et l'abandonne sur la rive de la détresse. Sur ces entrefaites, celle-là s'expose à l'humiliation dont émerge une importante blessure dans son amour-propre, voire dans son honneur. Par conséquent, la vie lui semble insensée, car vidée de sa substance et de sa nature. Cette expérience troublante est en quelque sorte le miroir qui lui renvoie sa faiblesse et son impuissance, d'où le doute et le sentiment de culpabilité qui se logent dans son esprit. Dans ce contexte, la dignité, ou ce que l'on appelle communément dans la culture du terroir el horma, se perçoit dans l'imaginaire social comme une vertu cardinale. Comme quoi, la victime, suivant cette grille de lecture, donne un sens à l'expérience dont elle subit les conséquences, d'où cette liaison intrinsèque entre l'honneur sali et la perte de sa place dans la communauté. Celle-ci la pointe parfois du doigt et la rejette, car, à ses yeux, la victime est responsable de ce qui lui est advenu. Sa vie intérieure est donc éteinte au profit d'une épreuve amère. Aussi, remarque-t-on que le délinquant agresse ostentatoirement sa victime en public. On dirait qu'il y a un réflexe de «sado-masochisme» enfoui dans son tempérament. Cette forme d'agression se structure en principe autour d'une attitude mentale quasi destructive. Le jeune délinquant développe des croyances irrationnelles qui ont en particulier trait à la force et à la domination. En conséquence, son attention sélective est axée davantage sur la manière dont il pourrait contrôler son entourage. Il passe bien souvent de la quête du pouvoir à une dérive irrationnelle de ses pulsions les plus archaïques, laquelle nuit considérablement à la vie du groupe social et à son harmonie ou à ce que le sociologue français Auguste Comte (1798-1857) appelle «la physique sociale». A vrai dire, la complexité du phénomène antisocial est due à de multiples facteurs tels le chômage, la précarité ainsi que l'injustice sociale, etc. En Algérie, le citoyen est en sempiternel état de privation dans la mesure où il subit bien souvent l'expérience de la galère (problèmes de logement, santé, travail, etc.). Il est vrai qu'à défaut de l'insertion professionnelle, les citoyens, en particulier les jeunes hittistes, se trouvent adossés au mur du désespoir et, dirions-nous pour être plus explicites, de lamentations sur lequel ils déposent à foison leurs angoisses et leurs inquiétudes. Mais le silence de ces derniers est trop long, ses effluves ravagent leurs potentialités, leurs compétences et leur jeunesse. L'attente, angoissante torture à petit feu leur patience. Ils sont émotionnellement épuisés, usés, voire dénudés, tandis que les pouvoirs publics s'investissent davantage dans des festivités culturelles stériles à travers lesquelles ils ne font qu'asperger d'héroïsme et de grandeurs leur rapport mitigé avec l'histoire, les jeunes se débattent et crèvent dans une atroce misère. Il est clair que l'Algérien n'a guère besoin de spectacles folkloriques pour connaître des bribes de son histoire, du reste falsifiée, mais plutôt d'un réalisme objectif, d'une culture vivante et surtout d'une force spirituelle qui l'adoucissent et l'humanisent. «Depuis qu'elle est à ce poste, la ministre de la Culture, dirait le psychiatre Mahmoud Boudarène, a investi son énergie dans une entreprise de prestige qui est loin des préoccupations quotidiennes de la jeunesse algérienne, «Alger, capitale de la culture arabe». Elle continue à tourner le dos à la vie culturelle nationale et s'apprête à organiser le Festival panafricain, un gouffre qui va engloutir, selon ce que dit la presse nationale, 5 milliards de dinars…»(1) Ses scènes paradoxales sont, de mon point de vue, l'œuvre d'une société en plein délire schizophrénique. Ce qui est absurde et ignoble en même temps, c'est que depuis, les responsables, au plus fort de la crise économique, dépensent encore des montagnes d'euros dans des festivités commémoratives, alors que les jeunes, au bout de leur désespoir, se suicident et meurent dramatiquement sur les berges de la Méditerranée comme les harraga. C'est plus qu'une évidence, cette dérive managériale dans la gestion des deniers de l'Etat est l'ombre d'une délinquance travestie qui ne suscite en fin de compte que haine et ressentiment parmi le gros lot des citoyens. Bien entendu, ces conduites stéréotypées sont puisées aux sources d'une lointaine épopée révolutionnaire dont les aînés se croient les uniques dépositaires. C'est pourquoi le décalque de la stratégie de l'oppresseur d'hier (le colon) a un grand ascendant dans la mentalité du responsable d'aujourd'hui. En ce sens, cette identification(2) temporelle est synonyme de l'admiration inégalée de l'opprimé pour les qualités de l'oppresseur. Ne dit-on pas d'ailleurs que pour réussir, la stratégie de l'opprimé ne devrait que se calquer sur celle de son oppresseur ! Cette fixation historique(2) entraîne une régression sociale et un retard flagrant au niveau tant bien économique que social. Certainement, le gaspillage de l'argent public ne permet à l'Algérie ni de relancer son économie déficiente ni encore moins d'apaiser une société ravagée par une guerre civile meurtrière dont les souvenirs déchirent la mémoire collective. Il va de soi que le deuil est presque impossible quand un Etat empêche le rêve de la vérité et de la justice de s'éclore. De toute évidence, l'impunité dont jouissent les auteurs présumés des massacres collectifs est une agression morale contre le peuple, car la plupart des crimes passés et/ou présents n'ont jamais fait l'objet d'enquêtes rigoureuses, afin de rendre des comptes aux familles des victimes. Cette injustice sociale, associée à une injustice de mémoire, encourage par là même de nouvelles déviances, de nouvelles vengeances et surtout de nouvelles violences dont l'Algérie n'est pas prête à y faire face. En outre, la corruption (affaire El Khalifa Bank, scandale de Sonatrach, etc.) a incontestablement dévitalisé la société de ses potentialités et de son dynamisme en raison du manque de contrôle (ni Cour des comptes ni système judiciaire efficients). Cela dit, cette transgression du code social a créé d'une manière ou d'une autre une mentalité purement matérialiste et opportuniste, laquelle se traduit par l'émergence de la passivité, de l'assistanat et du banditisme. Il en résulte, dans ce cas-là, une immobilité physique, une anesthésie mentale, une froideur émotionnelle et, le plus grave, une pulsion de violence chez les jeunes. Aussi, serait-il utile d'ajouter que l'effet hypnotique de la culture de la rente n'engage guère le citoyen sur les rails du travail et de la performance, puisque «…en Algérie, l'individu est presque ‘‘un sujet'' politique et non point ‘‘un citoyen'' dans la mesure où celui-ci espère plus une répartition équitable des recettes de ‘‘l'or noir'' qu'une réelle production ou création de richesses. Ce qui est, par ailleurs, très dramatique et inquiétant en même temps, car, subsidiairement, la culture du fisc n'y existe pratiquement pas et ‘‘le travail comme force créatrice'' est absent de l'imaginaire collectif à force d'être contaminé par la contagion rentière.» (3) En accord avec cette logique, l'on pourrait dire que le peuple n'est plus entré en interaction avec son environnement externe, en raison de sa désintégration progressive, voire sa dissolution presque complète dans la vie sociopolitique du pays, sans que cela ait un effet palpable sur la marche globale de ce dernier. En un mot, il est une absence sociologique. En définitive, les séquelles, si l'on pouvait dire, des dysfonctionnements institutionnels ont véritablement atrophié le dynamisme du corps social, déjà combien miné par la corruption, la violence et la délinquance. Au lieu de s'y attaquer efficacement, les autorités publiques s'efforcent de réduire l'espace des libertés, en acculant le peuple à la défensive sans en mesurer les conséquences, sans doute, dévastatrices. Cette politique du déni et du mépris ne renforce, il est vrai, que le paradoxe et l'asphyxie.
Références 1) Mahmoud Boudarène. M. Les harragas : délinquance ou quête du bonheur ? Le quotidien El Watan, 3 août 2008. 2) Sigmund Freud. Le malaise dans la culture. Paris : PUF, 2004. 3) Kamel Guerroua. Mais pourquoi est-ce que la rente devient une malédiction ? Le Quotidien d'Algérie, 12 juillet 2012.