Les récentes critiques du président Marzouki à l'adresse de son partenaire au pouvoir, Ennahda, ont provoqué des interrogations légitimes sur l'avenir de la troïka censée diriger la Tunisie en cette deuxième phase de transition. En réaction, des ministres d'Ennahda se sont empressés de quitter la salle lors de la séance d'ouverture du 2e congrès du Congrès pour la République (CPR). Tunisie. De notre correspondant Ces ministres ont eu cette attitude pour montrer leur désapprobation des propos du président Marzouki comparant le parti islamiste au parti déchu de Ben Ali. C'est pourquoi, il est utile de revenir sur ledit discours pour mieux comprendre sa portée. Est-ce un simple dérapage verbal comme le président tunisien en fait régulièrement ou, plutôt, un acte réfléchi ? Une lecture «froide» du discours indique qu'il contient deux parties. Dans la première, M. Marzouki a affirmé son attachement à cette troïka comme option de gouvernance en Tunisie, la qualifiant de «choix opportun» et insistant sur le fait qu'il «la referait si jamais l'histoire revenait en arrière». Marzouki a espéré «la poursuite de cette alliance à l'avenir sous une forme ou une autre». Ensuite, dans son évaluation de l'état des lieux de cette alliance, il a pris de la distance. «Ce qui complique la situation, c'est le sentiment grandissant que nos frères d'Ennahda s'emploient à contrôler les rouages administratifs et politiques de l'Etat», a écrit le président. «Ce sont des pratiques qui nous rappellent l'ère révolue du président déchu, Zine El Abidine Ben Ali», a-t-il dit, dénonçant «des nominations de partisans d'Ennahda à des postes-clés, qu'ils soient compétents ou non». Une synthèse de ce discours indiquerait donc que M. Marzouki a confirmé son choix de faire partie de la troïka au pouvoir, tout en essayant de la projeter vers l'avenir. A cet effet et pour être en harmonie avec la rue, M. Marzouki s'est permis de critiquer son allié encombrant. «Marzouki veut reprendre un espace vital propre à son parti, parce qu'il a perdu par trop de connivence avec Ennahda», a expliqué Tahar Chagrouche, militant des droits de l'homme et ancien prisonnier politique. «S'il ne prend pas ses distances, Marzouki n'aura pas d'avenir», a-t-il ajouté. Jeu politique Le leader d'Ennahda, Rached Ghannouchi, fut le seul à garder son sang-froid et à se limiter à tacler politiquement Marzouki. Dans son allocution à l'ouverture du congrès, il a affirmé, au sujet du paragraphe qui a provoqué la colère des responsables nahdaouis, que «les propos du président de la République n'engageaient nullement le CPR», sous-entendant ainsi que ces propos n'avaient pas d'importance et qu'ils n'entachaient en rien les bonnes relations qu'entretiennent Ennahda et le CPR. Ghannouchi a donc fait la part des choses et compris que de tels propos n'auraient pas de conséquences sur l'avenir de la troïka. Pour le reste, Marzouki est «libre de jouer», insinue le leader d'Ennahda. Ce sens de recul n'a pas été observé par le ministre de l'Intérieur, Ali Laâreyedh. Ce dernier, furieux de la déclaration de Marzouki et en signe de mécontentement, a déclaré : «Ce monsieur, si je vous disais combien il traîne de dossiers, votre cerveau s'arrêtera.» C'est la première fois qu'un haut responsable du gouvernement et d'Ennahda ose évoquer des «casseroles» d'un de ses partenaires du CPR. Mais ira-t-on vraiment jusqu'à les dévoiler au grand public ? Certaines de ces casseroles du CPR sont connues par les cadres de l'ancien régime, mais ils se taisent soit parce qu'ils sont en prison, soit parce qu'ils craignent d'y aller. Du côté du CPR, le secrétaire général, Mohamed Abbou, et le porte-parole de la présidence, Adnène Mnaser, ont essayé de tempérer en évoquant un malentendu. «Le président parle d'un constat chez la population», a également souligné Hédi Ben Abbès, le porte-parole du parti. On ne veut pas en faire un objet central de polémique dans ce congrès. Le CPR est déjà très affaibli par les scissions et ne pourrait pas survivre à d'autres, a souligné l'un des congressistes. Mais le ton n'était pas le même du côté des membres fondateurs qui ont claqué la porte depuis des mois et créé un nouveau parti, Al Wafa (fidélité), à l'image de Oum Zied. Cette dernière a qualifié le discours de Moncef Marzouki d'«inapproprié» car «survenant trop tard». Elle aurait souhaité «entendre un discours pareil lors des événements du 9 avril ou en tant que réaction au silence d'Ennahda face aux dépassements salafistes qui menacent le pays aujourd'hui.» Naziha Rejiba (alias Oum Zied) soutient que «ce discours n'émane pas de principes, mais de calculs électoraux». Une réaction qui, selon elle, «risque de fragiliser le pouvoir, dans un contexte de tensions sociales et sécuritaires et compte tenu de la menace salafiste. Ce qui constitue un danger pour le pays et un véritable saut dans l'inconnu.»Une autre dimension peut également être prise en considération, selon le militant Tahar Chagrouche, cité plus haut, pour comprendre la réaction du président Marzouki. Elle s'expliquerait «comme un clin d'œil à l'étranger, notamment l'Europe». La communauté internationale, notamment la France, commence en effet à s'interroger sérieusement sur le rôle joué par le militant des droits de l'homme Moncef Marzouki, dans la troïka gouvernante. Il suffit de voir la réaction des autorités françaises dans l'affaire de l'élu français agressé le 16 août dernier à Bizerte pour mesurer la portée de leur agacement par ce comportement. En effet, nombreuses sont les déclarations des officiels français qui ont exprimé des «reproches» contre le statisme du gouvernement et de l'institution de la présidence face aux dépassements des salafistes. «Il n'y a pas eu de réaction malheureusement pour l'aider ni, d'après ce qu'il m'a dit, des gens qui étaient là ni de la police», avait déclaré Laurent Fabius, précisant que ces remarques ont été transmises aux autorités tunisiennes. Le président Marzouki chercherait donc à regagner du terrain sur le plan politique interne et faire un clin d'œil à ses anciennes sphères libérales pour leur rappeler sa fidélité à ses origines. Vue sous cet angle, la stabilité de la troïka ne risquerait, certes, pas gros. Les critiques de Marzouki auraient des visées futuristes pour son parti. Toutefois, il ne faut pas ignorer le fait que si les institutions de l'Etat ne font pas preuve de cohésion, c'est le peuple qui ne leur accorde plus sa confiance, d'autant plus que la situation économique n'est pas reluisante.