Je ne sais pourquoi, en lisant le dernier roman de l'écrivaine libanaise, Houda Barakat, Mon Maître, mon amour... (Sayyidî wa Habîbî), je me suis rappelé deux personnes, en même temps et à la seconde près, mon très cher ami, feu Tahar Djaout et son assassin Abdelhak Layada, tôlier de son état, qui a donné l'ordre à un vendeur de bonbons pour exécuter l'écrivain avec froideur ? Certes, dans une guerre civile, toutes les dérives sont envisageables, l'homme est capable de toutes les atrocités et les premiers à payer sont ceux, conscients des calculs politiciens, se mettent à l'abri de l'équation dominante, tout en agissant noblement, par la plume et la parole. L'Algérie des années 1990 nous met dans le tourbillon des interrogations à creuser davantage, peut être même à méditer, face à une autre guerre civile qu'on regardait juste à la télévision en maronnant : comment se fait-il que les Libanais s'entretuent alors que le Liban est une terre d'histoire, de démocratie et de culture ? Bercés par les charmes d'une grande révolution, on croyait qu'on était loin, même très loin de ces tueries et à l'abri des dérives. Que peut faire la culture devant l'ordre des tueurs, l'absurde et les crimes les plus abominables qui sont commis au nom des religions, des ethnies et des assurances ? quelle est la nature de cette animal qui vogue en nous et qui n'attend que le moment propice pour se manifester à découvert ? Le plus dur, c'est quand cette même guerre s'installe en nous, fait partie de nos réflexes et pratiques du quotidien. Dans toute l'œuvre vivante de Houda Barakat, pour ceux qui la connaissent, la guerre civile est constamment en toile de fond. Elle n'est jamais portée, dans ses romans, par un discours. C'est juste une ombre, noircie par la poudre et les douleurs silencieuses, qui traverse en filigrane les mots de la mémoire. Houda a toujours évité de faire de la guerre civile un cliché facile ou une carte postale de façade qui dit la fatalité. Le mitraillage du bus n'a pas provoqué la guerre civile, mais il a réveillé tous les démons dormant en chacun de nous. Dans La pierre du rire (1990, traduit en français chez Actes Sud), Les gens de la passion (Nahar, 1993), Le laboureur des eaux (Nahar, 1998, traduit chez Actes Sud), les lettres de l'Etrangère (Nahar, 2004), ce sont toujours les mêmes personnages qui sont sous l'emprise de quelque chose qui les dépasse, les façonne, en dépit de leur volonté. Face à une machine qui les a réduits à l'état primitif, monstrueux même, tout tient à un fil dont personne ne sait quand est-ce qu'il lâche ? La question de qui a tort ou qui a raison ou qui fait quoi ? se perd dans les labyrinthes de la déraison. Dans un système de mort programmée ou anarchique, les plus innocents peuvent devenir, en un tour de vis, les pires pyromanes et des sbires innommables. C'est cette même machine qui va les pousser à dépasser l'hésitation vers le passage à l'acte qui rendra toutes les pratiques, les plus sauvages, licites et justes. Mon Maître, mon amour..., un roman à deux voix qui divergent mais qui vont dans la même direction, celle de la déperdition. La première voix, celle de Wady', vers la drogue, le crime, la solitude, l'extinction totale ; la deuxième, celle de Samia, femme de Wady', face à la survie, elle dérive vers la prostitution de luxe dans le grand hôtel Carlington de Chypre, en transformant son corps pour s'adapter à la nouvelle vie de l'exil et de la survie. Personne n'est à l'abri des dérives, c'est d'ailleurs ce qui arrivé à Wady'. Un enfant voué à un avenir de lumière et un amour qui frôle la passion de son ami le plus intime, Job (Ayyoub), finit dans l'abîme. Deux enfants qui ont grandi ensemble en plein période de guerre civile. L'un, Job, trop masculin par son sens de responsabilité, de sa force physique et Wady' avec ses propres fragilités et un corps, bien rond qui ressemble à celui d'une femme orientale. Il y a un grand désir dans le roman, mais qui ne transgresse jamais, tout au long des 191 pages du roman, cette intimité interne. Job est la représentation de la protection la plus totale pour Wady'. Avec lui, ce dernier se sent dans la plus grande sécurité, à l'école, dans la rue, ou même à l'hôpital. Tout laissait, au début du roman, entrevoir une très belle histoire d'amour entre deux homosexuels qui s'adorent fortement. Mais c'est trop vite dit, la guerre était toujours là, pour refaçonner les gens. Petit à petit, Wady' est absorbé par cette machine infernale, il rate vite ses études par besoin de s'affirmer dans un monde où le seul baromètre est la force et les faux pouvoirs. Le chemin le plus visible était la drogue. Wady' seconde son ami Rodéo (Kamil) dans cette sale besogne, vendre du haschich à ceux qui ont en besoin pour oublier cette guerre qui poussait les instincts les plus sauvages au grand réveil ; avant de le bousculer et de prendre sa place. Son premier crime était l'oncle maternel de sa femme Samia dont les parents avaient choisi l'exil, une cible facile pour exercer les premières manifestations de la force animale. Escroc à sa façon, l'oncle acheta sa protection en prenant les deux jeunes pour des membres des milices. Ils l'usurpaient pour le protéger avant de succomber à ce jeu infernal où la vie de l'être devient un moins que rien. Le passage à l'acte, dans un climat de guerre civile, les pousse à tous les paroxysmes. Ils perdirent l'âme. A son tour, Wady' est persécuté par des vraies milices qui, faute de l'avoir, tueront son père pour avoir l'argent, bien caché. La seule personne qui est restée fidèle à Wady', son ami Job, sera exécuté (?) par (Rodéo) Kamil parce qu'il le prenait pour un milicien qui voulait la tête de Wady'. Dans une guerre civile, il n'y a plus d'homme, les hommes meurent vite et se dispersent dans tous les sens ; ce sont les machines à tuer qui s'imposent. Les plus innocents survivent avant de céder au pouvoir de l'animal qui sommeille en eux. Mon Maître, mon amour... est plus qu'un roman de passions les plus assassines, un vrai miroir qui nous renvoie notre propre image, et avec une justesse et un sadisme inouï ; une image amoureuse, mais aussi laide et sauvage, qui fragilise notre humanité. La guerre ne fait rien, juste sauter les couvercles qui ne sont que des caches-faces de notre propre ego animal. « Mon maître, mon amour... est une grande réflexion sur le bien et le mal, en ces temps de guerres et de pardons tout azimut.