Rosa Moussaoui et Alain Ruscio reviennent dans un livre, L'Humanité censuré, 1954-1962, un quotidien dans la guerre d'Algérie (Cherche-Midi), sur une page noire de la liberté de la presse. Procès, censure, saisies, expulsion d'Algérie des journalistes, le quotidien communiste était témoin et acteur durant cette période. - Comment la presse française avait-elle couvert à l'époque «les événements d'Algérie» ?
La couverture de ce que l'on appelait alors en France les «événements» d'Algérie traduit la fracture qui séparait le camp anticolonialiste des défenseurs du dogme de l'Algérie française. L'Humanité s'inscrivait dans le camp, très minoritaire, des partisans d'une solution politique négociée avec le FLN. Comme France Observateur, L'Express, Témoignage chrétien et d'autres titres qui eurent à subir les foudres de la censure. Très tôt, le quotidien communiste a dénoncé les exactions et les crimes de guerre que les autorités voulaient dissimuler derrière le terme de «pacification». Dès novembre 1954, sous la plume de son reporter, Marie Perrot, le journal a dénoncé l'usage du napalm, les «ratissages», la torture. Les envoyés spéciaux, qui prirent le relais, comme Robert Lambotte, étaient régulièrement expulsés du sol algérien. Madeleine Riffaud s'y rendit à plusieurs reprises clandestinement, en se faisant passer pour la secrétaire d'avocats défendant des patriotes algériens. Avec toutes ses contradictions, L'Humanité s'est quand même tenu, tout au long de la guerre, du côté du peuple algérien, ce qui vaut aujourd'hui encore à ce journal d'être stigmatisé par l'extrême-droite et les dinosaures «nostalgériques» comme l'incarnation de la «trahison» et de «l'anti-France»
- Il y a une grande différence entre la position du Parti communiste et l'engagement de L'Humanité... Comment expliquer la ligne éditoriale du quotidien ?
A l'époque, ce quotidien était l'organe central du PCF. Ses cadres étaient des dirigeants communistes, la ligne éditoriale reflétait la ligne politique du Parti. On ne peut donc pas vraiment parler de différence. D'ailleurs, parmi les articles censurés figurent des communiqués du bureau politique du PCF. Sur la question coloniale, le journal a épousé toutes les contradictions du Parti communiste français. Ce fut le cas en mai 1945, où le journal s'est fait le reflet de tragiques erreurs d'appréciation, alors que la véritable rupture qui devait mener à la guerre s'est jouée à ce moment-là. Idem sur le vote des pouvoirs spéciaux, où le journal justifie la ligne du PCF, sans faire écho aux houleux débats que ce vote suscita, chez les militants, dans le groupe parlementaire, et jusque dans la rédaction de L'Humanité. Ceci dit, le PCF comme son journal ont assumé de façon courageuse un positionnement totalement marginal dans une société française acquise à l'idéologie coloniale. La menace d'interdiction a plané sur le PCF tout au long de la guerre, au nom de la prétendue «atteinte à la sûreté de l'Etat». Celui qui se plaçait du côté des indépendantistes était alors vu comme le complice de «terroristes». Ces dernières années, en Algérie, on a redécouvert le rôle du PCA comme acteur de la lutte de Libération nationale. Il faut, je crois, se replonger dans cette histoire et redécouvrir, aussi, le rôle des communistes français dans la lutte anticoloniale, sans tomber dans l'hagiographie, ni dans la réécriture de l'histoire. La publication de ces articles censurés permet de mesurer, c'est inédit l'abîme entre ce que les communistes voulaient dire, et ce qu'ils pouvaient dire dans un contexte où l'Etat français a usé de la censure et de la répression pour tenter d'éteindre toute solidarité avec la lutte du peuple algérien.
- Racontez-nous ces «fameux blancs» dans les pages de L'Humanité, qui a été saisi à 27 reprises et fait l'objet de 150 poursuites ?
Les reportages censurés sur «le vrai visage de la pacification» témoignent de l'invraisemblable violence déployée contre le peuple algérien. Je pense aussi au témoignage d'un jeune soldat, d'abord publié par les Cahiers du Témoignage chrétien, qui raconte la barbarie des méthodes employées par l'armée française. Censurées, aussi, les enquêtes de Madeleine Riffaud sur «les caves qui chantent», ou les «calots bleus», les harkis recrutés par la préfecture de police de Paris, qui soumettaient des travailleurs algériens à des sévices insupportables. Les éditoriaux, de leur côté, étaient frappés de censure dès lors qu'apparaissaient les termes d'«indépendance», de «fait national», de «négociation». Les communiqués du FLN ou du Parti communiste algérien, ou encore les articles dénonçant la complaisance, voire la complicité du pouvoir gaulliste avec les ultras, étaient eux aussi systématiquement tailladés par les censeurs.
- Quel regard portez-vous aujourd'hui sur la presse française ? Un tel engagement est-il encore possible ?
C'est difficile à dire. La presse française, depuis cette époque, s'est beaucoup aseptisée. Assumer des opinions franches est presque vu comme une tare, dans un monde où le leurre de l'objectivité journalistique est sans cesse brandi pour discréditer les voix dissonantes. L'Humanité s'est trouvé bien seul, en 2011, lorsqu'il a dénoncé l'intervention de la force française Licorne en Côte d'Ivoire, ou la guerre de l'OTAN en Libye, qui ne cesse de déployer ses conséquences désastreuses dans toute la bande sahélo-saharienne.