Les contrats d'armement que l'Algérie signe avec ses partenaires étrangers ne suscitent aucun débat interne. La conclusion de ces marchés échappe à la sphère publique. Cette politique, qui ne semble pas avoir évolué avec le temps, a été rappelée, mardi 21 mars, par Ahmed Ouyahia, chef du gouvernement, lors d'une conférence de presse à Alger. Il n'a rien voulu dire sur la nature et le contenu du contrat d'achat d'armes passé, début mars, avec la Russie, traditionnel partenaire de l'Algérie depuis l'époque des deux blocs. Selon lui, le secret qui entoure ce genre de transactions est valable dans les autres pays. Il a rappelé ce que d'autres responsables, y compris militaires, avaient évoqué avant lui : l'embargo imposé à l'Algérie durant les années 1990. Le contrat russe, estimé officiellement à 7,5 milliards de dollars, signe, à première vue, la fin de cet embargo. L'absence de débat interne ne neutralise pas des interrogations, de plus en plus nombreuses, posées en Europe et en Amérique du Nord. Des interrogations à décrypter à travers des sorties publiques et des visites, parfois discrètes, à Alger, ces derniers temps. L'idée que « l'équilibre régional » serait rompu par la décision d'Alger de renforcer ses capacités militaires est évoquée autant à Paris qu'à Washington. Mardi 14 mars, le secrétaire d'Etat adjoint américain chargé des Affaires du Proche-Orient, de l'Afrique du Nord et de la péninsule Arabique, David C. Welch, qui a visité Alger quelques jours après la venue du président russe, a clairement annoncé avoir évoqué la question avec les autorités algériennes. « J'ai demandé aux amis algériens quels étaient les résultats de la visite de M. Poutine en Algérie. Ceci pour pouvoir être en mesure de comparer les points de vue lorsqu'il s'agit de questions à caractère régional ou de problèmes régionaux », a-t-il déclaré, lors d'une rencontre avec la presse. Il n'a donné aucune précision sur la nature des « problèmes régionaux » liés aux résultats de la visite de Poutine en Algérie, la première du genre dans l'histoire des deux pays. Hier, le quotidien français Le Monde était formel : « L'accord Moscou-Alger met en cause l'équilibre du Maghreb. » Un accord qui, selon le journal du soir, a surpris, « tant par son montant financier que par la liste des matériels militaires ». Surpris qui ? Le quotidien, réputé proche de l'Elysée, ne l'a pas dit. « L'Algérie a manifestement pour objectif de revendiquer un leadership au Maghreb. Elle a les moyens de ses ambitions avec des réserves financières provenant de ses exportations de pétrole et de gaz, estimées à 60 milliards de dollars. Celles-ci lui assurent une suprématie naturelle sur le Maroc et la Tunisie... », écrit encore Le Monde. Ce journal semble traduire des craintes, non exprimées publiquement, autant à Paris qu'à Rabat. Le Maroc semble appréhender, depuis au moins deux ans, la nouvelle politique d'approvisionnement de l'armée algérienne. La Gazette du Maroc évoquait, il y a de cela quelque temps, « l'équilibre régional ébranlé » imputable à cette politique. La France, qui entretient des rapports privilégiés avec le Maroc, est à la recherche d'un rôle plus grand dans la région du Maghreb après avoir perdu beaucoup de points en Afrique. Cette démarche ne néglige pas l'aspect purement commercial. C'est simple : Paris veut placer les avions de combat Rafale. En ce sens, des discussions sont menées actuellement avec la Libye. Après avoir échoué à convaincre l'Arabie Saoudite à acheter des Rafales et après avoir essuyé un refus clair des Pays-Bas et de la Corée du Sud d'en faire autant, la France cherche un marché extérieur à ses appareils. Des appareils, qui en dépit d'être à la pointe de la technologie, sont coûteux. Le Rafale est trop cher par rapport à son principal concurrent, le germano-britannique Eurofighter qui se vend mieux. La France, qui n'a pas montré d'entrain au rapprochement entre l'Algérie et l'OTAN à la faveur du Dialogue méditerranéen engagé par l'Alliance, est-elle disposée à vendre des armes à l'Algérie ? Interrogé lors de son passage à Alger, il y a de cela plus de deux ans en tant que ministre des Affaires étrangères, Dominique de Villepin a parlé de relance « progressive » de la coopération militaire. « En ce qui concerne les demandes d'équipement militaire, celles-ci sont évidemment examinées au cas par cas selon nos procédures propres », a-t-il dit. Cette position, quelque peu figée, ne semble pas avoir trop évolué. Autant que celle des Britanniques qui invoquent souvent la réglementation européenne relative aux ventes d'armes et qui consacre la théorie du « cas par cas » et qui impose des limites à des fournitures en équipements militaires à des pays susceptibles de violer les droits humains. Le principe du « cas par cas » est également retenu par Washington. « Si l'Algérie avait à demander à renforcer la coopération militaire, y compris l'achat d'armement, à ce moment-là cette question sera examinée quant au fond, à la substance », a indiqué David C. Welch lors de sa visite à Alger. Le rapprochement de Moscou d'Alger, qui semble s'inscrire dans une stratégie de redéploiement dans l'espace postsoviétique et de renforcement de liens avec de vieux partenaires comme la Chine, visitée ces derniers jours par Vladmir Poutine, ou l'Iran, va se poursuivre. Surtout que l'effort d'exportation d'armes (évalué à 6 milliards de dollars en 2005) est accompagné par l'établissement de partenariat stratégique multiple. « On dit souvent que la Russie vend plus d'armes qu'elle n'en achète. Cette année, les commandes militaires s'élèveront à 9 milliards de dollars », selon le vice-premier ministre et ministre russe de la Défense, Sergueï Ivanov, cité hier par l'agence Ria Novosti. La trajectoire de la diplomatie économique russe est suivie de près par les Etats-Unis et l'Union européenne. Si Washington, qui a vendu à l'Algérie des systèmes radar destinés au Grand Sud et qui attend que l'armée algérienne précise ses commandes, si tant est qu'elle en soit intéressée, Bruxelles, elle, préfère éviter la question de vente d'armes, d'autant que l'ossature de la politique de défense européenne n'est pas encore claire. Sans trop de bruit, Washington, qui insiste pour que l'armée algérienne participe à des manœuvres avec l'OTAN, a dépêché, cette semaine à Alger, des experts de l'Administration nucléaire nationale de sécurité (NNSA), qui travaille à proximité de la CIA, de la NSA et du Pentagone. Peu d'informations ont circulé à propos de cette visite. Officiellement, on a parlé de la coopération en matière de « formation dans le domaine de la sécurité des activités nucléaires à des fins pacifiques ». Mais la coïncidence des dates, par rapport à cette visite, suscite des commentaires dans les cercles diplomatiques. En Europe, option a été prise pour que le nucléaire - justement - soit un ressort dans l'élaboration des politiques énergétiques futures. La crise du gaz russe en hiver a donné beaucoup d'idées aux stratèges de Bruxelles. Là aussi, autant la Russie que l'Algérie, principaux fournisseurs de l'Europe en gaz, risquent de perturber les calculs. Surtout si des mauvaises solutions sont préconisées à de vrais problèmes.