Le théâtre maghrébin adopte de nouvelles expressions.Les récents changements politiqus majeurs dans la région ont ouvert la voie aux artistes pour dire tout haut ce qui était exprimé à petite voix. «Chech Kekha ! (ne fais pas ça !)» Une expression du langage populaire libyen qui a servi de titre à la nouvelle pièce du metteur en scène Charhalbal Abdelhadi de la troupe libyenne du théâtre et des arts de Shahat (Shahat est une ville de Djebel Al Akhdar, dans la Cyrénaïque, à l'est de la Libye). Une pièce écrite par Fathi Al Gabsi et présentée à la Maison de la culture Taos Amrouche, à Béjaïa, à l'occasion du 4e Festival international du théâtre. «Nous avons grandi avec ‘Chech Kekha !' dans la tête. Ne fais pas ceci, ne fais pas cela. Nous avons gardé ce réflexe jusqu'à l'âge adulte», a expliqué le metteur en scène. Une manière à lui d'évoquer les interdits de la période glaciaire du règne de Mouammar El Gueddafi, le dictateur mort en contrebas d'une route après avoir imposé le règne de la terreur pendant plus de quarante ans en Libye. Comme Staline, El Gueddafi se prenait pour «le petit père du peuple» et avait multiplié les «Chech Kekha» partout dans l'ex-Djamahirya, réduisant le peuple libyen à des enfants égarés ! Dans la pièce, les comédiens Ibrahim Driss et Azzeddine Douili se moquent bien, presque avec bonheur, de cela. Grâce à une succession de tableaux comiques, les deux comédiens ont montré avec finesse les situations ridicules qu'a vécu la Libye du Livre vert : un bébé qui fume et qui demande le sein à sa mère avant d'uriner debout sur son lit ; un soldat qui se soulage, perd son fusil et qui se fait violer par son chef ; un élève naïf qui chante à la gloire de ses parents et qui subit la terreur d'un proviseur ; un époux qui refuse de rejoindre le lit conjugal malgré l'insistance de son épouse… A cette dernière, il crie : «C'est de ta faute ! Je t'avais dit que ce n'était que de l'amour !» La musique de Faouzi Seghirouna et les poèmes de Ali Chhat devaient compléter un spectacle où le souci de dire était partout présent dans cette pièce d'humour noir. Ce besoin de s'exprimer, après des années de censure, est là. Malgré toutes les difficultés et les manipulations, la société libyenne s'adapte petit à petit à l'exercice de la parole libérée. C'est un soulèvement contre le silence ! «Ils ont toujours voulu créer en nous la peur. La mère, l'enseignant, l'instructeur militaire, tous voulaient qu'on ait peur. Cela provoque des malformations dans l'esprit de l'homme qu'on veut éduquer. Dans la pièce, les personnages, qui faisaient subir la répression, étaient eux-mêmes réprimés», a expliqué, après le spectacle, Charhalbal Abdelhadi. Selon lui, il faut capitaliser la liberté retrouvée par le peuple libyen pour avancer et éviter de retomber dans les erreurs du passé. «La Libye traverse actuellement une période difficile de gestation. Mais en tout cas, le futur sera meilleur que ce que nous avons vécu. Les tribus ont toujours existé en Libye. Ceux qui évoquent le tribalisme aspirent à utiliser cela comme une arme (…). Je refuse de parler du théâtre de la Révolution. Ce qui a été fait par les révolutionnaires est plus grand pour qu'il soit interprété sur scène», a ajouté Charhalbal Abdelhadi. Sur les quais… Dans Le Train a sifflé, dernière production de Masrah Ennas de Tunis, présentée également au Festival de Béjaïa, la metteure en scène Dalila Meftahi revient, par petites touches, sur la Tunisie actuelle. Sans forcer le trait, elle a adapté, aidée par Brahim Ben Omar, le texte de Federico García Lorca La casa de Bernarda Alba (La Maison de Bernarda Alba) pour évoquer le monde de l'intérieur. Un intérieur féminin qu'avait voulu montrer le dramaturge espagnol pour tordre le cou au traditionalisme de l'époque. Un traditionalisme qui avait mué en violences puis en guerre (la pièce avait été écrite en 1936). Bernarda Alba, qui a perdu son époux, veut imposer «la règle» du deuil à ses filles Hafida, Afifa, Sabra et Sabiha, enfermées dans une maison. Wahida (Poncia dans le texte original de Garcia Lorca), domestique, est soumise aux mêmes conditions. Sur scène, la maison est plongée dans une semi-obscurité angoissante pour intensifier la dramaturgie. «Couvre ta tête, ne montre pas tes cheveux !», ordonne la veuve. La plus jeune des filles tente de se soulever contre la «tyrannie» de la mère. La révolte tunisienne n'a-t-elle pas été portée par les jeunes ? La génération post-Bourguiba va-t-elle accepter son échec ? Bernarda, la grand-mère (interprétée par Dalila Meftahi), les quatre filles et la servante souffrent toutes de l'absence de l'homme. Djawhar, le jeune homme qu'on ne voit pas sur scène, fait rêver certaines d'entre elles. «Il est beau et jeune», fantasment-elles. Naître femme est-il le pire des châtiments, comme l'a suggéré le dramaturge espagnol dans sa pièce ? Habillées de rouge et portant des souliers blancs, les comédiennes Nourhane Bouziane, Djalila Ben Yahia, Saïd El Aami, Houda El Djamal et Fouzia Mansour expriment toute la frustration, l'amertume et la douleur des femmes qui n'ont pas trouvé d'époux, abandonnées par les douceurs de la vie. Les voiles, les lumières jaune-orange et les grands sièges rouges, éléments essentiels de la scénographie, suggèrent tout le poids de cette absence de l'autre sexe. De l'amour ? «C'est une douleur. J'ai gardé l'esprit de la pièce de Garcia Lorca, mais je suis allée en profondeur dans la mise en scène. C'est évoquer la non- présence de l'homme. Je parle de l'homme, pas du garçon. Quand le train siffle, il faut prendre place, sinon tu restes sur le quai», a souligné, après la représentation, Dalila Meftahi, éloignant toute idée de féminisme (voir entretien). La pièce se termine presque avec des cris : «Ouskout, ouskout,ouskout ! (tais-toi, tais-toi, tais-toi !)»… Ne rien dire, ne rien voir, ne rien dévoiler, ne pas parler, ne pas protester, ne pas élever la voix, ne pas crier, ne pas rire aux éclats… Les traits hideux de la dictature ne sont-ils pas là réunis ? Actrice de cinéma et de télévision aussi, Dalila Meftahi a mis en scène d'autres pièces comme Ennar Tkhallef Rmed et Dar Hjar. Un rêve de pouvoir En puisant dans l'héritage maghrébin de la halqa, le metteur en scène marocain Brahim Rouibâa a, de son côté, reposé la question du pouvoir et des mythes qui l'entourent. Dans Ours Al Dhib (Les Noces du loup), nouvelle pièce de la troupe Bassamat présentée aussi à Béjaïa, le conte sert de prétexte pour raconter, avec fantaisie, le présent et interroger le futur. Jêna, une princesse (Rachida Gorâa), sorte de petite Zanoubia, rêve de voir son fils Nour (Youssef Tounzi) prendre le pouvoir. «Tu dois être fort pour gouverner ! Tu dois avoir une base solide pour qu'aucun vent ne vienne t'emporter», lui dit-elle. «Je n'ai pas envie de gouverner !», réplique Nour. «Le pouvoir est un héritage de nos ancêtres. Tu dois le garder», reprend la princesse avec force. Sur scène, le trône est représenté par un siège squelettique, comme pour suggérer la vulnérabilité de la puissance née des complots et des désirs. Yahia (Hassen Benadida) est un valet qui reçoit à chaque fois les coups sans rien dire et qui est complètement soumis à la princesse ; il tente, lui, aussi, de convaincre Nour de devenir maître. Or, ce faux prince est un garçon faible, passif, fragile… Il lance de temps à autre des rires sardoniques. Des rires de fou. Nour a des rapports ambigus avec Yahia et se moque même de sa mère. Il se prend pour un loup qui crie, à la tombée de la nuit, dans une forêt imaginaire. Nour est le fruit d'une relation furtive qu'a eue Jena avec un paysan, quelque part dans un champ, il y a un siècle, il y a une éternité. La princesse refuse d'assumer ce passé. Passé honteux ? Elle est prête à tuer pour que le secret soit à tout jamais enfoui. Tous les grands palais sont entourés d'intrigues, de non-dits et de tyrannie à plusieurs couches, plusieurs chambres. C'est l'idée même du pouvoir. Tout ce qui brille n'est pas or… En fait, la pièce Ours El Dhib est construite comme une histoire dans l'histoire ; le conte est une pièce dont Yahia est le metteur en scène. Celui-ci revient de temps à autre s'adresser directement au public pour suggérer, peut-être, que la fiction est la réalité. Une réalité plus cruelle. Brahim Rouibâa a chargé sa pièce d'humour pour mieux véhiculer l'idée de la doublure dans l'expression de ses personnages. Les gens du pouvoir n'ont jamais le même visage ! Double face ? Triple face ? Beaucoup plus… La scénographie, basée sur des morceaux de muraille mouvants, invite à réfléchir sur le sens de la fermeture/ouverture et sur l'idée des interdits qui, eux aussi, peuvent être changeants, évolutifs… «Je pense que le message a été bien compris. J'ai beaucoup apprécié la réaction du public lors de la représentation, ici à Béjaïa. Je n'ai pas à imposer une lecture de la pièce. A chacun sa lecture. En tant qu'artistes, on ne peut pas s'éloigner ou se sentir non concerné par ce qui s'est passé dans le Monde arabe dernièrement. Nous sommes très touchés. Il faut qu'on s'adapte à la nouvelle situation, ne pas rester en marge», a estimé Brahim Rouibâ. Pour le jeune metteur en scène et directeur de la troupe Bassamat, tout n'est pas schématique, les bons d'un côté, les mauvais de l'autre...