-La prospérité socio-économique des villes d'aujourd'hui repose sur nombre d'enjeux : industries, logistique, services, commerce et tourisme. Le développement local paraît être un cadre assez révélateur à ce sujet. Où en sont les villes algériennes par rapport à ces enjeux ? Nos villes algériennes grandissent rapidement et souffrent de plusieurs handicaps, elles sont en proie depuis les années 1990 à un sévère ajustement libéral. De vastes emprises d'activités économiques et de distribution sont mises en friches sans qu'aucune stratégie de récupération ne soit développée à leur égard, elles finissent récupérées par la spéculation immobilière, de même que les espaces centraux sont de plus en plus congestionnés et inadaptés à la vie civique et à la demande économique, les quartiers populaires se dégradent et sont traversés par de nombreux fléaux sociaux, sans qu'une réelle politique de la ville ne soit enclenchée. Le secteur informel prolifère et tend à s'imposer comme unique mode d'activité économique. Au plan socio-urbain, la ville se fragmente et se segmente selon une mosaïque de logements et d'équipements et augure une crise certaine. Il faut dire que l'urbanisme comme action publique ne participe pas à la construction sociale et économique de nos villes, il se réduit à une vision collectiviste et uniformisatrice de jadis, s'astreignant à la viabilisation et à la construction de logements et d'équipements. Aujourd'hui encore l'on raisonne ainsi, partout une trémie, une bibliothèque, une université, un centre culturel, aucune individualisation des lieux et des territoires à l'effet de mieux cibler les problèmes et rationaliser les dépenses publiques. Il est aujourd'hui clairement établi que depuis l'avènement du post-fordisme et le recul du keynésianisme, les villes apparaissent comme des espaces privilégiés pour l'économie et la création d'emplois. Ce sont de véritables turbines commerciales dans les pays développés, notamment en période de crise, pour peu que les acteurs relevant de la sphère institutionnelle acceptent de collaborer ensemble et de développer des projets inscrits à la bonne échelle. -On définit l'urbanisme comme étant l'art d'agrandir, d'assainir et d'embellir les villes. Comment, selon vous, l'urbanisme peut-il venir au secours de l'économie et impulser le développement local ? C'est simple, il suffit d'être dans l'air du temps de faire de l'urbanisme contemporain, en changeant de vision, de ne plus uniformiser notre production, mais d'essayer de valoriser et de caractériser les lieux dans leur valeur intrinsèque, et aussi et surtout dans leurs effets induits. Valoriser par exemple les espaces publics, les grandes infrastructures de transport, les grands équipements. Désormais, les aéroports, les gares, les arrêts de tramway, les entrées d'université..., sont des pôles générateurs de flux et susceptibles d'être capitalisés dans des activités commerciales et de services par des aménagements appropriés. Cette approche microéconomique relève bien sûr du développement urbain ou territorial et ne peut être appréhendée dans le cadre d'un SNAT ou d'un SEPT, dont la vocation est plutôt stratégique. Il faut dire qu'en-dehors de leur divergence, l'urbanisme et l'aménagement du territoire en Algérie doivent dépasser la vision purement technique qui se limite à l'équipement et l'assainissement des espaces, pour développer de réels projets de développement des territoires. Une réforme de l'urbanisme doit être entreprise en urgence, nous avons évoqué lors des assises nationales de l'urbanisme (2011) la politique de régénération urbaine, la notion de projet urbain, mais rien ne s'est fait depuis. C'est pourtant par l'urbanisme que l'on relance l'économie urbaine et qu'on fabrique une offre foncière qualitative et innovante, que l'on rend les territoires attractifs, que l'on requalifie les lieux historiques, que l'on revitalise les espaces en crise, etc. Mais ces nobles tâches de l'urbanisme local sont en passe d'être confisquées par les secteurs qui revendiquent aujourd'hui une «chasse gardée» sur les territoires de leur compétence. Chaque secteur revendique une servitude et élabore ses propres outils selon un point de vue strictement thématique. Les ports, les universités, les aéroports, les lieux culturels et cultuels, les zones industrielles, les pôles touristiques, etc., le tout a tendance à s'entourer de clôtures et échappe ainsi au contrôle de l'urbanisme. Nous mettons de facto nos artefacts dans une situation célibataire, peu fédératrice et synergique avec son contexte. Il y a eu, par le passé, certaines tentatives de restaurer l'urbanisme dans sa dimension «développementiste» avec l'instruction du ministre de l'Intérieur en 1995, où il s'agissait de saisir des opportunités urbaines dans les quartiers et de les mettre en produit pour créer des emplois aux jeunes chômeurs qui étaient en panne d'idées, l'ANSEJ et la CNAC sont des cadres incitateurs peu accompagnateurs et incubateurs, et c'est aux pouvoirs locaux de mener le jeu. Prenons le cas d'Annaba, les plus beaux lieux urbanistiques (cours de la révolution, quartier Beau-séjour, le grand port...) sont l'œuvre de l'urbanisme municipal, alors que les cités HLM qui se transforment aujourd'hui en ghettos sont le produit du Plan de Constantine 1959-1963 qui s'est limité à la réalisation des grandes infrastructures routières et hydrauliques sans mettre les bases d'une réelle modernisation des territoires. -Insinueriez-vous que telle que menée actuellement, l'action publique demeure encore limitée par rapport aux enjeux de développement territorial ? En effet, le mot «développement» si cher aux pays du Sud n'apparaît pas dans notre loi relative à l'aménagement et l'urbanisme (1990), ni dans la loi sur l'aménagement du territoire et l'environnement (2001), nous sommes atteints de la contagion française de préservation de l'«environnement», alors que nous ne sommes pas dans le même cycle de développement, que nous avons encore besoin de développement. Nos outils d'aménagement du territoire et d'urbanisme (SNAT, SEPT, PDAU, SCU, POS) s'occupent davantage de l'«aménagement» que du «développement local, régional ou national». On ne semble pas organiser notre territoire pour produire des richesses, mais plutôt pour distribuer des flux et des marchandises importées. Les quelques pôles d'excellence sectorielle (cyberparc, touristique...) qui sont programmés pour l'essentiel dans la frange littorale ne sont que des «îlots de développements» qui n'auront pas d'incidence sur le processus de rééquilibrer du territoire national, l'enjeu aujourd'hui est de dépasser la logique sectorielle et de développer collectivement des projets porteurs de richesses et d'emplois. L'action publique en Algérie est audacieuse à bien des égards. L'on cherche à améliorer les modes de transport par la modernisation du rail et l'introduction du tramway dans les grandes villes, l'on redynamise le secteur de la culture, de l'artisanat, des PME, mais toutes ces actions restent piégées par la logique sectorielle. -Pourriez-vous nous en citer quelques exemples ? Les exemples sont nombreux, je pense au programme des 100 locaux commerciaux par commune qui ne s'est pas inscrit dans une vision d'urbanisme commercial, aux prochaines zones industrielles programmées le long des corridors qui sont improvisées sans une véritable appréhension des territoires et de leurs économies, ou encore au programme millionnaire de logements qui s'est traduit par une production massive de logements sans grandes perspectives territoriales et urbanistiques. Annaba est allé chercher à construire une ville nouvelle dans un terroir lointain (Draâ Errich), alors que l'enjeu est à Hadjar ediss et El gantra, auparavant 1500 logements ont été réalisés à Boukhadra III sans désignation d'un aménageur et sans viabilisation préalable, ni même penser aux problèmes de circulation et de transport. Je cite encore le programme d'amélioration urbaine qui rafle sur budget de l'Etat des sommes colossales sans apporter un réel changement au cadre de vie des citoyens, ni servir d'opportunité au développement local. Nous avons besoin aujourd'hui de percer des boulevards, d'organiser le passage des grands villages en véritables villes, de réconforter nos armatures urbaines par la création ou la consolidation de nouveaux pôles urbains. Les politiques publiques manquent de cohérence et de pertinence, nous développons souvent des dispositifs transitoires de saupoudrage qui tiennent leur légitimité du centre et non de la périphérie, ce qui empêche tout redressement. -Ne pensez-vous pas que certaines wilayas, certes très peu nombreuses, arrivent quand même à développer des projets ? Si certains territoires arrivent à faire bouger les choses et développer des projets, en réunissant des universitaires et des investisseurs, comme à Constantine avec l'opération de Bardo, les autres territoires ne doivent leur salut qu'aux circonstances, comme pour Oran qui profite d'un sommet sur le gaz pour redorer son blason. Alger profite de son statut de capitale pour lancer quelques projets. Depuis l'époque du wali Baghdadi, Annaba n'arrive pas à développer une réelle vision pour son urbanisme et son développement local. Et ce sont là les avantages et les inconvénients d'un Etat jacobin. Le développement dépend de la personnalité du wali, selon qu'il se conduit comme un simple haut fonctionnaire chargé de gérer les affaires courantes ou comme un véritable leader marquant son passage par des grandes actions qui sont en définitive celles de l'Etat. -A contrario, peut-on espérer voir améliorée l'action publique en l'inscrivant à l'échelle des collectivités locales? Peut-on réellement songer à une réelle décentralisation sans courir le risque d'un émiettement de l'action publique, et d'une perte de l'autorité de l'Etat ? Je garde un mauvais souvenir sur les modes de faire des communes pendant la décennie 1990, ni les APC plurielles, ni les DEC n'ont pu améliorer la situation des territoires. Il faut dire qu'ils ne se sont pas investis de réels pouvoirs face aux directions d'exécutif et aux larges pouvoirs des walis. Aujourd'hui, avec la douloureuse aventure judiciaire des cadres, c'est tout le potentiel du local (élus, responsables d'administrations, cadres d'entreprises publiques...) qui est atteint d'immobilisme ; partout ailleurs le risque pour l'élu est politique, en Algérie le risque est potentiellement administratif et juridique, c'est ce qui explique l'absence d'initiatives locales. La centralisation décisionnelle et surtout la sectorisation excessive qui se sont développées à partir des années 2000 ne permettent pas aux communes, ni aux wilayas de jouer un grand rôle face à l'émergence de super agences nationales investies de larges pouvoirs. Les territoires n'ont pas les conditions objectives pour impulser un développement local, le comité CALPIREF qui aurait pu jouer le rôle d'un développeur économique, se limite à émettre des avis sur des projets qui n'arrivent pas à se réaliser faute d'aval central (tourisme), je pense à l'opération «entrées de la ville» initiée en 2006 à Annaba et dans nombre de grandes villes pour promouvoir un urbanisme commercial et de services, ces projets se sont heurtés à des difficultés d'ordre juridique, foncier, financier et opératoire. Les collectivités locales ne disposent ni de moyens, ni de financements, ni de pouvoirs pour engager de réels projets de développement. Tout ce qui est local ou privé fait l'objet de suspicion, nous avons peut-être hérité ce préjugé de la période socialiste du tout Etat central. -Quels rôles peut-on donner à l'Etat et aux collectivités locales ? Il faut dire au premier abord que l'on puisse avoir une nation puissante, sans un Etat fort et centralisateur, mais cela n'empêche pas de concevoir un type d'action publique qui soit à la fois descendant et ascendant, prescriptif et prospectif, normatif et proactif, sectoriel et territorial. L'Etat cherche depuis un certain temps à se moderniser en déléguant certaines de ses missions à des agences nationales qui, toutefois, ne sont pas investies d'une réelle autonomie et s'apparentent beaucoup plus à des organismes de mission. Pourtant, elles auraient pu constituer de véritables laboratoires d'observation, d'expertise, de contrôle et d'énonciation des politiques sectorielles qui sont, aujourd'hui, l'œuvre d'experts étrangers. -Est-ce que vous avez des recommandations pour ce faire ? L'action publique en Algérie s'est améliorée ces derniers temps sur le plan stratégique, mais reste de nature juridico-procédurale souffrant d'un traumatisme politique qui empêcherait sa déclinaison territoriale et ne lui permet pas de ce fait d'être réactive et proactive. Le volet opérationnel des politiques publiques reste politique, sans acteurs représentatifs et engagés. L'action publique ne peut affronter les problèmes réels des territoires et continuera à choisir des îles pour intervenir. Qui pourrait convaincre des propriétaires de l'opportunité d'une action ? Ce n'est sans doute pas un fonctionnaire isolé dans son fauteuil, l'expérience par l'intermédiation des associations (société civile) s'est réduite à l'échec, il faudrait des hommes qui sachent parler le langage de la rue. Les communes et les wilayas ont cette visibilité opératoire, mais ont besoin d'être investies de réels pouvoirs et dotées de réelles ressources et surtout encadrées dans une vision stratégique. D'où l'impératif de rechercher un nouveau rapport entre l'Etat et ses collectivités locales. Nous devons cesser de mettre les collectivités locales en situation d'attente et d'apprentissage, et de transférer des politiques et des expériences qui se réduisent souvent à l'échec, nous avons besoin d'ouvrir un réel débat entre nos concitoyens et toutes les forces vives de la nation et éviter des assises folkloriques dont le but est d'avaliser des dossiers déjà ficelés.