Le capital, la dernière fiction du cinéaste franco-grec Costa Gavras a été projetée hier soir à la salle Ibn Zeydoun à Alger à la clôture du deuxième Festival international du cinéma d'Alger et des journées du film engagé. Ce long métrage, attaqué par la critique française, plonge dans l'univers opaque et sans âme de la finance internationale. El Watan Week-end a rencontré hier à la terrasse de l'hôtel El Aurassi, à Alger, sous le soleil de décembre, le cinéaste qui croit à la possibilité d'un autre monde. Un monde qui croit en l'être humain et à ses valeurs. -Dans Le capital, vous plongez carrément dans un monde complexe, le monde de la finance. Un saut périlleux, non ? Complexe, oui ! J'ai passé trois ans à essayer de comprendre ce monde. Et je n'ai pas tout compris. J'ai même posé des questions à des banquiers et des financiers qui m'ont avoué qu'ils ne connaissaient pas tout. Ils agissent uniquement dans la direction des responsabilités qu'ils ont. Ils ne me l'ont pas dit mais la seule chose qui les intéresse est de gagner de d'argent. J'ai fait beaucoup de recherches pour élaborer le scénario. J'ai fait lire la première mouture du scénario à un banquier qui m'a dit que mes chiffres étaient trop bas. Je ne les ai pas augmentés ! J'ai gardé les mêmes chiffres. -Les banquiers n'avaient-ils pas d'appréhension par le fait que vous vous intéressiez à eux à travers un film ? Ils s'en foutent ! Ils sont tellement puissants qu'ils n'ont pas peur du pouvoir politique. Parce que finalement, ils ont le pouvoir. Avec moi, les banquiers étaient séduisants, gentils. Ils m'ont même avoué qu'il existe des voyous dans leur milieu qui font des choses négatives. Des voyous qui donnent une mauvaise image des banques. «Chez nous, on ne travaille pas comme ça», m'ont-ils dit. Mais ils ne citent pas de noms. Il n'y a pas de solidarité entre les banquiers. Les banques trichent entre elles et trichent avec le client. Il y a une solidarité de façade, mais c'est chacun pour soi. -«On prend aux pauvres et on donne aux riches», est-il dit dans le film Le capital. C'est un peu Robin des bois à l'envers ? C'est cela ! Le président américain Barack Obama avait dit que son adversaire (à l'élection présidentielle de novembre 2012, ndlr) prenait aux pauvres pour donner aux riches. C'est un peu cela l'univers économique mondial aujourd'hui. Le patron Goldman Sachs avait confié un jour : «On prend aux pauvres pas parce qu'ils ont de l'argent mais parce qu'ils sont nombreux.» -Vous avez choisi l'humoriste Gad Elmaleh pour le rôle principal, celui de Marc Tourneuil. C'est plutôt un comédien sympathique pour camper le rôle d'un banquier cynique ! Les banquiers que j'ai rencontrés sont tous sympathiques. Ils le sont ainsi lorsqu'ils parlent à la télévision ou lorsqu'ils écrivent des livres. Dans la vie, il y a des personnes qui tuent leurs parents mais dans leurs quartiers paraissent pour des individus gentils. Dans le film, le personnage évolue et on s'interroge pourquoi cet homme sympathique change. Le spectateur va se poser des questions. Les banquiers ont un côté façade et un côté opaque. La presse a rapporté récemment qu'une banque, présente dans tous les aéroports du monde, utilise l'argent de la drogue mexicaine. Les banquiers ne sont pas les innocents qu'on nous présente à la télé. Même si les banquiers de quartier font un bon travail dont nous avons tous besoin. -Faut-il douter de tous les banquiers ? Ce n'est pas les banquiers, mais le système financier. Un système qui s'est développé ces dernières années. On gagne de l'argent avec l'argent, sans rien produire. Derrière, il y a les actionnaires très puissants, desquels dépendent les banquiers en règle générale. S'ils ne rapportent pas autant qu'il le faut, ils les débarquent et les remplacent. Ce ne sont plus les politiques qui décident. Dernièrement, en France, le président François Hollande a voulu réglementer un peu le système bancaire. Ils se sont tous élevés contre lui. Et finalement, il a adopté une réglementation qui est la moitié de ce qu'il voulait au départ (…). Je ne pense pas en termes de conspiration, mais il s'agit du système et de cet esprit de gagner de l'argent quel qu'en soit le prix. Aujourd'hui, dans le monde, il y a de plus en plus de pauvres et de plus en plus de riches. J'ai présenté le film en Espagne. Le foutoir dans ce pays a été provoqué par les banquiers qui ont construit sans faire d'études. Il existe des villes entières vides en Espagne. Ils ont agi ainsi parce que cela leur rapportait de l'argent. -Les banquiers n'ont-ils pas fait jonction avec le monde politique ? Des politiques qui les défendent autrement ? Les politiques ne se ressemblent pas. Il y a des politiques plus courageux que d'autres. Ils défendent la démocratie. Tout dépend des partis et des philosophies. Mais lorsque les banques n'ont plus d'argent, elles vont le prendre chez les politiques. Aucun politique n'ose dire non. Qui est le plus fort ? C'est celui qui demande et qui prend. Certains disent qu'on ne peut pas trop réglementer, car pour eux, les banques américaines, qui sont peu réglementées, vont tout prendre. C'est la principale crainte. Pour ces personnes, la réglementation doit être mondiale. C'est une utopie ! Nous avons gardé pour le film le titre du roman (de Stéphane Osmont, écrit en 2004, ndlr). Tout le monde était d'accord là-dessus. Nous avions proposé des titres tels que «un homme moderne» ou «un héro de notre temps». Donc, ça n'a rien à voir avec Karl Marx… -Ne peut-on pas penser que le capitalisme en lui-même est en crise majeure. Ou, peut-être, qu'il est face à un triomphe ? C'est une question compliquée. En Europe, le capitalisme est devenu sauvage, agressif et uniforme. Il y a dans d'autres pays, comme la Chine, une autre forme de système, le capitalisme d'Etat centralisé. Même les pays qui avaient adopté le socialisme d'Etat sont revenus au capitalisme (…). En Grèce, les hommes politiques sont les premiers responsables de la crise. Après, vient l'Europe. Pendant des années, des pays européens ont donné des crédits à la Grèce. Des experts avaient averti contre cette situation, il y a quelques années, en disant que la bulle allait exploser. Ils n'ont rien fait pour l'arrêter. Les Allemands ont même vendu des sous-marins à la Grèce. La Grèce a-t-elle vraiment besoin de ces engins ? Les hommes politiques auraient dû être plus vigilants et arrêter cela. Mais ils voulaient être populaires et gagner les élections. Au même moment, les banques prêtaient de l'argent aux gens pour passer les vacances ! Le peuple grec en a pour dix ans. La dette est encore colossale. La Grèce restera au sein de l'Union européenne. Les Européens seront obligés d'effacer une partie de la dette. -L'Union européenne, qui a décroché le prix Nobel de la paix, est-elle le parfait modèle de solidarité ? C'est un modèle parfait, oui. A l'origine, il était question de créer une union sociale, politique, culturelle et économique. On a commencé par l'économie. Et une économie sans base sociale, culturelle et politique, ça crée les problèmes d'aujourd'hui. Cependant, il y a une nécessité de s'unir. Les pays africains doivent s'unir politiquement. Il y a des forces économiques partout. Il faut s'unir pour se protéger -Comment votre film a été perçu à sa sortie en Europe, en France notamment ? Le capital a été beaucoup attaqué. Je ne sais si ces attaques viennent de milieux de droite. Actuellement, il y a une confusion entre droite et gauche. On ne sait plus où on se trouve. Il y a des gens qui aiment le film, d'autres l'ont détesté. -On dit que Costa Gavras est un cinéaste de conviction. Quelle signification donnez-vous aujourd'hui à l'engagement dans l'art ? L'engagement est déjà de faire ce que j'ai envie faire. C'est-à-dire réaliser des films qui s'intéressent à notre société et au monde actuel. Parfois, je reste deux à trois ans à préparer un film, à chercher l'argent. Je n'ai pas envie de faire des polars pour gagner de l'argent. J'aime bien voir ce genre de films, mais pas en faire. Je n'ai pas la passion pour cela. Avec la famille, j'ai organisé notre vie de sorte que nous n'ayons pas besoin de beaucoup d'argent. J'ai donc le temps pour réaliser les films que je veux. L'engagement pour moi n'est pas de changer le monde. Je m'assure surtout pour que le monde ne change pas ! -Eden à l'ouestest un de vos derniers films. Il est question de migration. C'est un drame qui vous interpelle… Le film s'interroge sur notre société. On voit les migrants comme des porteurs de malheurs. Or, 40% des Français ont des origines étrangères. Je trouve les migrants formidables. Car il faut avoir du courage et de la qualité pour traverser la mer et venir en Europe. C'est ce que j'ai voulu montrer. Ces personnes ne parlent pas notre langue et sont mal reçues. Elles ne sont pas des ennemies. Il faut les voir autrement. Des voyous peuvent venir aussi, mais c'est minime. -Pourtant en France, avec l'ancienne équipe gouvernementale, on avait mis en avant l'idée de «l'identité nationale». C'est quoi «l'identité nationale» pour vous ? Nicolas Sarkozy devra nous le dire, lui qui vient de Hongrie et de Grèce. Moi, je suis d'origine grecque et citoyen français. C'est cela mon identité. Ma famille est française. J'ai décidé d'être citoyen français. C'est cela l'identité. -Vous avez parlé de confusion gauche droite. Politiquement, Costa Gavras se situe où ? Il faut d'abord savoir qu'est-ce qu'on entend par la gauche. La gauche doit être un pouvoir, des gens, un système qui s'améliorent en permanence, acceptent le monde tel qu'il se présente et trouvent des solutions à chaque fois. La droite est, elle, traditionnelle. Elle préfère rester telle qu'elle est. Le pouvoir actuel en France se dit de gauche, mais ne fait pas toujours des choses de gauche (…). Redonner un nouveau souffle à la gauche dépend du courage des hommes et des citoyens. Tout le monde parle de changement, mais peu de choses changent. -Il y a eu beaucoup de changement dans le Monde arabe ces derniers mois. Comment avez-vous suivi tous ces événements ? Dans l'histoire, les révolutions avaient toujours commencé dans un élan formidable. La Révolution avait fini par l'instauration de l'Empire ! Il est vrai que le mouvement dans le Monde arabe est extraordinaire, mais il faut faire attention au résultat. Prendre la mauvaise voie serait de retomber dans l'islamisme agressif. Cependant, ces mouvements sont importants. Il y a une partie du peuple qui veut des changements. -Après Le capital, pensez-vous à un autre film ? Tant que je suis en vie, je ferai toujours des films ! Là, je n'ai pas encore d'idées (…). Le cinéma évolue mal actuellement. Il n'y a pratiquement plus de cinématographies nationales. Prenez l'exemple italien. Les cinéastes italiens font des films, surtout des comédies. Il n'y a plus de diversité. Les cinémas allemand et britannique se sont beaucoup réduits. En France, ça marche encore parce qu'il y a une volonté de l'Etat d'avoir un cinéma national. L'aide forte de l'Etat est nécessaire pour l'existence du cinéma. L'aide n'est pas uniquement financière. On peut, par exemple, obliger les télévisions à coproduire. Il existe un fonds européen de coproduction cinématographique. En Afrique, on essaye de faire la même chose. C'est important, mais il faut que ce soit conséquent et libre. Cinq ans après l'indépendance de l'Algérie, il y avait déjà un cinéma algérien grâce à la volonté de l'Etat d'en avoir. Z a été produit avec l'Algérie (en 1969, ndlr). Et là, j'ai bien envie de revenir en Algérie pour réaliser un film. Il faut d'abord trouver une histoire. Un film, c'est un désir, puis c'est l'histoire. Moi et ma société sommes prêts à coproduire des films algériens.