Le vieil homme, «reclus» tel un ermite, est resté rivé à sa passion l Un maître artisan qui ne nous fait pas moins aussi rappeler «ces oiseaux qui se cachent pour mourir» dans une Casbah qui se morfond. Le doyen des artisans vient de tirer sa révérence, jeudi dernier, après 74 ans d'activité dans son vieil atelier où il exerçait avec passion l'ébénisterie d'art. A pas feutrés, il continuait malgré le poids des ans – jusqu'à l'âge de 88 ans – à évoluer dans son univers, en se frottant aux essences des derniers copeaux qu'il découpait, dégauchissait, façonnait, ajustait, collait, ponçait, sculptait, cirait, teintait, avant de passer la pièce au vernis au tampon. De la belle ouvrage faite davantage pour une exposition muséale qu'à la vente, tant l'œuvre force le respect, disait une cliente attitrée. Jean de la Fontaine ne disait-il pas qu'«à l'œuvre, on connaît l'artisan» ? Il s'agit de ammi Abdelkader Bentchoubane, dont la profession élisait domicile au n° 6, rue Benachère (dans la souikia) – en face du premier cercle du Mouloudia. Un atelier empli d'une atmosphère monacale, et où la fibre artistique se révélait à travers une kuitra suspendue dans un coin de mur, où une pendule centenaire égrène la mesure du temps. Lors d'une de nos visites dans son antre artisanal, il y a quelques mois, notre curiosité fut aiguisée par la variété des essences de bois qu'il arborait à notre endroit : eroko, sapili, bois des Landes, cyprès, acajou, eucalyptus, et bien d'autres pièces de bille comme le corail, le thuya ou le genévrier dont l'essence titillait nos narines. Il a réussi à créer un dispositif pratique – non breveté – pour la réalisation de pieds à cannelures. «L'artisan, expliquait ammi Abdelkader, est appelé de par son statut professionnel à ne pas verser dans la bataille à la production, ou dans le produit factice. Le principe même de son activité doit reposer sur le dyptique : tabler sur le peu de production et la minutie dans le geste pour mettre en valeur l'œuvre.» Et notre interlocuteur de poursuivre : «Mon credo doit relever seulement de la faculté de mettre en relief la valeur artistique.» Sur l'établi, sa main experte s'affairait à fignoler l'œuvre : un dessus d'un guéridon qu'enjolive l'esquisse symétrique d'une ronce et une moulure couronnée par un encadrement sculpté, qu'il rehausse avec un pied admirablement ouvragé à l'aide du tour manuel. Les gabarits qu'il appliquait et les nombreux compas qu'il faisait intervenir pour la réalisation des différentes formes de masse nous renseignaient sur sa maîtrise et son amour pour l'art de l'ébénisterie. Cela ne nous édifie pas moins aussi sur le temps qu'il met pour donner naissance à une pièce d'œuvre qu'il dit ne pas vouloir vendre n'était la pitance qu'il faut assurer. Les dernières pièces de bois qu'il sortait de la soupente pour en faire des œuvres d'art étaient déclinées en signe de chant du cygne. «Un doigté qui, malheureusement, se voit relégué au profit de l'estampe de la machine», confiait un autre artisan, non sans une pointe d'amertume. Le vieil homme, «reclus» tel un ermite, est resté rivé à sa passion. Un maître artisan qui ne nous fait pas moins aussi rappeler «ces oiseaux qui se cachent pour mourir» dans une Casbah qui se morfond. Une cité où le savoir-faire artisanal, ce patrimoine immatériel, est en déperdition au profit d'une activité qui assure le gain facile et rapide. Repose en paix l'artiste.