L'atelier de Kamel Yahiaoui se trouve au 7e étage d'un immeuble en pierre ancienne, situé à la rue Sibuet, dans le XXe arrondissement de Paris. C'est là où l'artiste donne libre cours à son imagination créative et insuffle vie aux plus anodins des objets. Le décor est repoussant pour les mordus du rangement. Planches à laver, réfrigérateur, panneaux de signalisation routière, machine à coudre, tête de cerf, serpent en fer, stèles, bidons d'essence, tableaux de peinture accrochés aux murs ou entreposés à même le sol..., l'univers de Kamel Yahiaoui, peintre contemporain, évoque à la fois la tendresse et la dureté d'un homme marqué par sa propre histoire et celle de l'humanité toute entière. « Quand je pénètre dans mon atelier, je place mon identité à l'échelle universelle. J'ignore ce qui va sortir de ma peinture. J'ai le thème en tête, mais je peine toujours à imaginer l'aboutissement final de l'œuvre. D'ailleurs, j'en ai détruit plusieurs à force de torturer le support. » Issues de secours Pourtant, celles qui ont « survécu » racontent courageusement et fidèlement l'artiste. Ses douleurs, ses joies, ses espérances, son rapport avec l'Algérie et le monde qui l'entoure. Dans le Mur murmure, exposée en 1994 à Paris, Kamel s'inspire des vieux murs de la tombante Casbah. Il a repris le graphisme des façades d'Alger sur lesquelles est « inscrite mon histoire et celles de nombreuses personnes qui me ressemblent ». « En choisissant ce thème, j'ai voulu pousser un cri de détresse contre la destruction programmée de cette cité et dénoncer l'immobilisme des gens censées la protéger. » Son appel a-t-il été entendu ? Pas sûr. Le terrorisme a achevé de faner toute la beauté de ce quartier ancestral. Déchiré, écorché vif, l'artiste sombre alors dans un nomadisme contemporain. Il peint une série de valises, prélude d'un hypothétique exil de milliers d'Algériens en quête de jours heureux ailleurs. Le titre de l'exposition est symboliquement inspiré du livre de Kateb Yacine Mohamed, (re)prend ta valise. Mais bien que son corps soit en France, Kamel n'a jamais totalement quitté son pays. Ni définitivement. Comportant une vingtaine de tableaux, sa seconde œuvre Les portes d'Alger est la preuve matérielle que le cordon qui le lie à ceux qui sont de l'autre côté de la mer n'est jamais coupé. « Les portes d'Alger sont pour moi des issues de secours. Elles me permettent de retourner dans mon pays par le biais de l'imaginaire. » « Tout le travail sur la déportation visait à faire réapparaître l'empreinte du corps qu'on a voulu cacher par la brûlure. » Se décrivant comme « un boxeur qui donne et reçoit des coups », l'artiste connaît la froideur et la solitude des « rings » de la vie. Né à Saint-Eugène, dans une famille « pauvre matériellement », mais « riche en valeurs de respect et d'affection », la famille de Kamel s'installe, trois ans après, dans La Casbah d'Alger. « Là, j'ai commencé à ressentir l'injustice infligée au peuple et à comprendre le sens de solidarité qui liait les habitants du quartier entre eux. » Attiré par l'art contemporain, Kamal Yahyaoui s'inscrit à l'Ecole des beaux-arts d'Alger. Il avait pour maîtres Denis Martinez et Ouhab Mokrani, « deux peintres de talent, très attentifs au jeune que j'étais à l'époque ». A l'école du « Télemly », l'étudiant découvre une autre Algérie. Il partage sa classe avec des camarades issus de milieux favorisés, sans problèmes d'hébergement ou de dîner quand arrive le soir. « Ma révolte vient de cette période-là. Et quoi que je fasse, il était impossible pour moi d'occulter la différence criarde qui existait entre les deux classes sociales. » L'image de deux Algérie contradictoires, avec leur cortège d'histoire falsifiée, de corruption et de violence sociale meurtrière, laissera des marques indélébiles dans sa carrière artistique. Et ce n'est pas un hasard si sa première exposition organisée en 1990 au musée Adzak, à Paris, avait pour titre « L'exil intérieur ». Homme et artiste libre Sensible à la douleur des autres et bouleversé par la déportation, il rend hommage aux victimes de la Shoah. L'exposition « Rideau d'interrogation » montre les afflictions innommables subies par les juifs déportés durant la Deuxième Guerre mondiale. Les dix œuvres installées, un mois durant, au Centre culturel algérien (CCA) en février dernier, sont une porte d'entrée qui mène vers la mémoire de ce peuple martyre. Bidons d'essence authentiques, objets servant à refroidir le pain au sortir du feu et poêles pour cuire les marrons..., autant d'ustensiles qui rappellent un des plus affreux génocides de l'histoire. « Tout le travail sur la déportation visait à faire réapparaître l'empreinte du corps qu'on a voulu cacher par la brûlure. » Mais, le travail sur la Shoah ne semble pas avoir été du goût du « gérant à distance » du CCA. Il fait des pieds et des mains pour faire capoter l'exposition. Un journal arabophone algérien est allé même jusqu'à écrire que le CCA a ouvert ses portes aux « criminels et aux sionistes ». La polémique a été relayée par les réseaux islamo-baâthistes, sous l'œil vigilant des députés du parti MSP. Pourtant, en dénonçant le racisme sous toute ses formes, l'antisémitisme, et en montrant l'atroce souffrance vécue par tout un peuple, Kamel Yahiaoui, qui a reçu le soutien de milliers de personnes, n'a fait que son devoir d'artiste et d'homme libre refusant les injustices et les calomnies. D'ailleurs, il ne compte pas s'arrêter là. Il prévoit la création de deux autres expositions sur le thème de la déportation des Algériens en Nouvelle-Calédonie et des Noirs vers l'Europe et les Amériques. Une tryptique qu'il exposera en 2007. Considéré comme l'un des rares artistes à figurer dans certaines collections des musées français d'art contemporain, Kamel Yahiaoui a exposé ses œuvres dans les plus grandes salles du monde. Il a fréquenté des noms reconnus de l'art contemporain, tels que Paul Rebeyrolle, Ernest Pignon Ernest ou Henry Coueco. Il sera le premier artiste algérien à exposer prochainement dans le célèbre British Museum. N'en déplaise aux intolérants et esprits étroits.