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Tissemsilt : le métier de fellah en voie de disparition
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Publié dans El Watan le 28 - 12 - 2012

A Tissemsilt, région agricole, le métier de fellah ne passionne plus les jeunes. Ils préfèrent «détourner» les aides de l'Etat pour s'offrir des commerces et des voitures. De son côté, l'Etat est décidé à demander des comptes.
Au milieu d'un champ, un homme avance seul, muni d'un râteau et d'une pioche. Il porte un chèche sur la tête. Il a le visage ridé et le teint buriné. Ami Kadour, 72 ans, est agriculteur et s'apprête à aller cultiver sa terre. En ce matin de décembre, il fait très froid à Lardjem, commune située à quelque 50 km au nord de Tissemssilt. Le thermomètre affiche 2°C et, au loin, les monts environnants sont couverts de neige. «Je n'ai que cette terre. Je travaille et je vis d'elle», affirme-t-il. Pendant la saison des labours-semailles, il est seul à s'occuper de ses quatre hectares. Ses enfants sur lesquels il comptait beaucoup pour lui venir en aide refusent de reprendre l'exploitation. «Mes enfants ne veulent pas devenir des fellahs, je ne les vois qu'à l'approche de la saison des récoltes», regrette-t-il.
Cette année encore, il sèmera du blé, la région étant célèbre pour sa culture céréalière, et continuera de consacrer une partie de ses terres à cultiver des légumes pour sa propre consommation. «Il n'y a pas meilleur que les fruits de sa terre, je sais toujours ce que je consomme», commente-t-il. A Lardjem, les terres s'étendent à perte de vue… mais elles ne sont pas labourées. Tout le long de la route qui mène de Chlef à Tissemsilt, pas un seul agriculteur n'est en vue, alors que la wilaya, à en croire les chiffres officiels, a bénéficié ces dernières années d'importants moyens financiers pour la relance de l'activité agricole.
Combine
A Sendjas, au nord de la wilaya, un groupe de jeunes se tiennent près d'un puits. Ils sont venus remplir les citernes qui équipent leurs tracteurs. «Non, ce n'est pas pour irriguer les terres. Cette eau est destinée à la construction», explique l'un d'eux. Dans la région, malgré un fort taux de chômage, les jeunes refusent de travailler la terre. «A Alger, les jeunes mènent un train de vie de pacha et nous, vous nous demandez de travailler la terre !», s'exclame Mohamed Ben Aarfa, 23 ans, habitant Lardjem. «Si je suis au chômage aujourd'hui, c'est à cause de mes parents. J'aurais souhaité faire des études, eux ils ont préféré m'utiliser dans les champs. Moi, je veux faire du business comme tout le monde. Bientôt mon dossier Ansej sera débloqué et j'aurai ma camionnette», s'enthousiasme-t-il.
Comme lui, ils sont nombreux à avoir déposé des dossiers dans les agences d'aide à l'emploi ou à la création d'entreprises pour l'achat d'équipements agricoles. Mais en réalité, l'argent obtenu est détourné à d'autres fins. «Le dernier d'entre nous a bénéficié de 6 à 8 millions de dinars de l'Ansej, explique un des jeunes bénéficiaires. Cet argent a servi à acheter des voitures ou à ouvrir des commerces loin de cette bourgade.» Cette situation contraint les fellahs à ne cultiver qu'une partie de leur terre faute de main-d'œuvre. «Ces dernières années, je ne cultive que la moitié de mes terres, car nos jeunes se détournent du travail de la terre, se désole cet autre fellah. Même mes enfants n'en veulent plus. Ils m'ont poussé à contracter un prêt auprès de la BADR. D'ailleurs, je ne les vois plus et je n'ai aucun contrôle sur eux.»
Colère
Sur les bords de la RN19, nous faisons une halte devant une petite ferme où des mottes de foin sont recouvertes de bâche. Nous allons à la rencontre de âmi Rabouh qui s'apprêtait, accompagné de ses deux petits-fils, à aller labourer sa terre située de l'autre côté de la route. Ses cinq hectares sont délimités par des pneus usagés, utilisés en guise de grillage. «Les semences de blé coûtent de plus en plus cher et sont presque introuvables. Mais que voulez- vous, la spéculation l'emporte sur la raison et les agriculteurs sont de plus en plus vulnérables. A ce rythme, nous allons tout arrêter», avoue-t-il. Ce qui le révolte le plus, ce sont les agissements de ces jeunes qui s'adonnent à des pratiques «maffieuses». «L'Etat a mis à la disposition des jeunes des engins agricoles importants qui sont, par la suite, soit vendus, soit mis en location à des prix inabordables», lâche le vieux fellah, qui ne cache pas sa colère, exacerbé par la panne de sa pompe à eau ce jour-là.
«Comment voulez-vous qu'un vieux fellah comme moi puisse survivre dans un environnement pollué par des imposteurs et des maffieux ? Des jeunes qui vous fourguent des engrais expirés, qui vous louent des camionnettes, des tracteurs et autres machines au prix fort, ou qui vous réparent une pompe à eau pour 20 000 DA… Je suis obligé d'accepter leurs conditions, car je n'ai pas d'autre choix. Ma terre est mon gagne-pain, c'est elle qui me nourrit, qui me fait vivre», clame âmi Rabouh qui, comme le reste des fellahs de la commune, ne peut pas compter sur l'aide de ses enfants.
«Mes enfants m'ont quitté, ils ne veulent plus travailler leur terre. Ils ont vendu un camion et un tracteur pour ouvrir un commerce à Alger. Ils sont devenus grossistes en alimentation, et chacun veut prendre sa parcelle de terre pour y bâtir une maison», s'indigne âmi Rabouh qui chérit sa terre plus que tout. Et s'adressant à ses petits-fils, il leur demande de ne pas suivre la même voie que leurs parents. «Ne faites pas comme votre père, le commerce n'est pas ce qu'il y a de mieux dans cette vie, cultiver et prendre soin de sa terre et celle de ses ancêtres c'est ce qu'il y a de plus noble. Prenez soin de cette terre, mes fils», lance âmi Rabouh, un trémolo dans la voix.
Tchipa
Nous poursuivons notre périple et nous apercevons au loin des camionnettes stationnées devant une petite maison de campagne située au milieu d'un pré. A notre approche, des jeunes s'empressent de cacher leurs bouteilles d'alcool. Ils ont entre 20 et 35 ans et sont chômeurs, mais déclarés comme exerçant la profession de fellah auprès des autorités, comme mentionné sur leurs véhicules. «Oui, j'ai ma carte de fellah, elle me procure beaucoup d'avantages : des aides de l'Etat, des subventions et une exemption d'impôt, que demander de plus !», lâche ironiquement Yacine, 26 ans.
Dans cette région d'Algérie, qui a connu les affres du terrorisme et continue à subir les foudres des islamistes, la consommation de drogue et d'alcool se fait discrètement, loin des regards, de peur d'attirer les terroristes toujours en activité dans les monts boisés de cette contrée. A l'image des autres jeunes du pays, la course à l'argent facile fait courir tout le monde, le gain facile est devenu le travail des jeunes fellahs. «Oui, je veux acheter un utilitaire comme tout le monde, je veux obtenir du matériel agricole soit pour le revendre, soit pour le louer pour m'éviter de travailler», confie Salah, 24 ans, fils d'un fellah de la région. Mourad, son ami, a, quant à lui, bénéficié l'année dernière d'un important prêt. Grâce à ses connaissances et à des intermédiaires, il a pu décrocher un prêt de 8 millions de dinars. «Oui, j'ai payé pour obtenir tout cela. Aujourd'hui, hamdoulilah, à moi la vie, à moi les filles, à moi l'argent ! J'ai obtenu mon dû de l'Etat», révèle-t-il.
Connexions
Ils sont nombreux dans les wilayas de l'intérieur du pays à user des mêmes méthodes : détourner l'argent soutiré de l'Etat de son objectif initial. Kamel et Tedj ont obtenu une concession agricole pour une durée de 15 ans, la banque leur a promis une aide conséquente. Les deux parlent de deux milliards de centimes, une chance inespérée. «Je croise les doigts depuis six mois. Si Dieu le veut, dans quelques semaines finie la misère, je vais enfin pouvoir faire ce que je désire», s'emballe Tedj. «Je vais pouvoir acheter mon restaurant à Oran, je veux faire des affaires comme tous les jeunes de mon âge», concède-t-il.
Des dizaines de personnes se proposent comme intermédiaires dans ce genre de transactions dans la wilaya de Tissemsilt. Le procédé est simple : grâce à ses connexions dans l'administration, ses relais dans le réseau de fournisseur de matériels agricoles, l'intermédiaire s'occupe de tout jusqu'à obtention du prêt en contrepartie d'une commission de 10% sur l'argent perçu. C'est devenu même un emploi pour certains. «Chacun son métier, en plus je ne fais rien d'illégal. Maintenant que les fonds sont détournés comme vous dites, cela ne me concerne plus», se défend notre jeune intermédiaire. Si pendant le Printemps arabe, les autorités avaient fait montre de laxisme, elles ont décidé aujourd'hui de demander aux bénéficiaires de rendre des comptes.
Selon des chiffres rendus publics, les banques vont tenter de récupérer le matériel auprès de quelque 17 000 agriculteurs en cessation de paiement. Il sera difficile pour les autorités de le faire. «Il va falloir trouver les bénéficiaires d'une part et récupérer le matériel d'autre part», ironise un jeune qui, grâce à son grand-père décédé dernièrement, a obtenu un prêt bancaire. Selon de nombreux interlocuteurs, la plupart des jeunes avaient contracté des crédits au nom de leurs parents ou grands-parents. «Ils savent pertinemment que l'Etat ne peut rien faire devant une telle situation et que la plupart de ces vieux ne seront jamais inquiétés par la justice. Certains peuvent même faire des certificats psychiatriques pour fuir. Nous payons aujourd'hui les frais d'une politique venue d'en haut», regrette un responsable local.
Le transport du foin rapporte à Tiaret
Tiaret, wilaya limitrophe de Tissemsilt, est mieux lotie en termes de moyens, et cela est perceptible. Mais les jeunes Tiaretis, eux non plus, ne sont pas attirés par le travail de la terre. «Ce qui intéresse les jeunes c'est le business, ils ont tous déposé des dossiers à l'Ansej pour acquérir des véhicules de transport de marchandises qu'ils utilisent durant la saison des récoltes»,
nous renseigne un agriculteur de la région. Et comme c'est la saison du foin, on se bouscule devant les exploitations agricoles. «La spéculation a atteint même le foin. Ces jeunes rapaces ne lâchent rien. Une course peut être facturée jusqu'à 200 000 DA. Les agriculteurs sont obligés de se soumettre à leur diktat. Sinon la récolte est perdue», se désole âmi Naâmane, 65 ans, fellah de Karman.
Même son de cloche du côté de son voisin. «Ils ne respectent personne, l'échelle des valeurs et du travail se perd de plus en plus. Ils contrôlent le marché et nous sommes obligés de faire avec et personne ne peut nous venir en aide ni mettre fin à cette situation. Moi, j'ai déjà fait ma vie, mes enfants n'ont qu'à se débrouiller, à condition qu'ils ne touchent pas à la terre. Je préfère qu'ils la laissent en jachère que d'y bâtir des constructions», prévient-il. Khlifa a bénéficié d'une aide de l'Ansej. A bord de son camion, il sillonne les régions limitrophes. Il transporte tout, mais le foin reste son produit préféré.
«J'écoule facilement la marchandise et le gain est assuré, je gagne entre 20 et 30 000 DA par course et cela ne nécessite pas beaucoup de travail», explique-t-il. Il ne voyage jamais seul, deux de ses amis l'accompagnent pour le déchargement. Payés 3000 DA le déchargement, ils gagnent environ 30 000 DA par mois. «Nous n'avons pas d'autres débouchés, travailler la terre c'est dur, je préfère charger et décharger un camion de foin», argue-t-il. D'autant que les jeunes «transporteurs» sont plutôt de «bon payeurs», attestent nos interlocuteurs. «Les vieux fellahs ne vous payent jamais sur place et à temps. Avec eux, il faut toujours attendre, il n'y a pas mieux que de travailler pour les jeunes, en plus on s'amuse beaucoup entre nous», reconnaît l'un d'eux. Ce n'est pas la joie pour tout le monde. Pour son exploitation, âmi Naâmane se retrouve obligé d'embaucher des ouvriers de Relizane et même de Mascara.
«Ces jeunes sont issus de milieux défavorisés. S'ils viennent travailler ici dans les champs, ce n'est pas par amour, mais pour travailler loin des regards des jeunes de leur région», explique-t-il. Quitte à sacrifier sa famille, sa vie, partir loin de son village, l'essentiel est d'être à l'abri des regards. Le travail de la terre est donc devenu une honte pour la jeunesse de l'intérieur du pays. «J'ai fui la misère et la concurrence déloyale des jeunes de ma région. Ceux qui ont des connaissances ont pu avoir des prêts bancaires, ils sont tous véhiculés, nous les pauvres, nous n'avons rien, nous sommes contraints de travailler loin de chez nous, loin des regards», confie Mustapha 22 ans, originaire de Mascara.
Arnaque et mauvaise semence
«Je me suis fait arnaquer sur l'autoroute. Des jeunes agriculteurs m'ont refourgué des pommes de terre avariées pour 800 DA le sac de 20 kg», s'indigne Mahieddine, la trentaine, ingénieur à Arzew, rencontré à Yellel, sur l'autoroute Est-Ouest, au nord de la wilaya de Relizane. Renseignement pris, nous sommes allés sur place à la rencontre des jeunes fellahs de la région. Bilal, la trentaine aussi, a hérité de dix hectares de terres fertiles de son père, décédé l'année dernière. Sans aucune connaissance en agriculture, il a planté des pommes de terre et a récolté une production de très mauvaise qualité, qu'il impute à la mauvaise qualité des semences qui lui ont été vendues.
«Il s'agit de ma première expérience. J'ai été arnaqué, car on m'a vendu de la pomme de terre impropre à la consommation et à la semence, mais que voulez-vous, je suis bien obligé de récupérer mon argent», avoue le jeune apprenti fellah, sourire en coin. Dans les marchés de la semence qui ont cours dans la région, de jeunes vendeurs proposent des semences à des prix compétitifs, mais dont la date de péremption est largement dépassée. «Ces derniers temps, les semences de bonne qualité sont introuvables dans les marchés ou alors elles sont proposées à des prix inabordables aux fellahs qui n'ont pas les moyens de les acheter. Du coup, ils sont obligés de se rabattre sur les produits que nous proposons», révèle sans scrupules un jeune vendeur, installé dans une boutique à la sortie de la ville de Relizane.
Les raisons qui expliquent la présence de produits impropres à la consommation sont à rechercher plutôt du côté du laisser-aller qui caractérise la profession. Certains pointent du doigt l'inefficacité des services du contrôle phytosanitaire qui ne servent qu'à justifier l'augmentation des aides. Pour un ingénieur agronome qui a fait son stage de fin de cycle à Relizane, les agriculteurs «n'en font qu'à leur tête et refusent parfois de nous écouter. Ils pensent qu'ils sont plus expérimentés. Au final, vous obtenez des récoltes de mauvaise qualité. Sans oublier la nocivité des engrais utilisés», dénonce notre ingénieur. Des accusations que les jeunes fellahs rencontrés sur place réfutent totalement. «Elles ne viennent (les autorités) jamais nous voir, ce qui les préoccupe le plus c'est la disponibilité des produits sur le marché. Nos problèmes et la qualité des récoltes ne les intéressent pas», se défend Fatah.
Pour les agriculteurs de la région, si les produits de l'agriculture maraîchère sont de mauvaise qualité, la faute revient à la spéculation qui touche les semences et au manque d'expérience des jeunes fellahs «qui n'écoutent personne et cherchent le gain facile et à moindre coût. Ils ne reculent devant rien pour se faire un maximum de profit», explique Abdelkader, la cinquantaine, agriculteur depuis toujours. A Relizane, à l'instar des wilayas limitrophes, les jeunes sont plus intéressés par les moyens mis par l'Etat pour la relance du secteur de l'agriculture que par le travail de la terre. «Je suis obligé de travailler la terre pour obtenir les aides octroyées par l'Etat et pouvoir justifier mon activité», souligne Fatah, la trentaine, fellah occasionnel et dont le vrai business consiste à transporter du bétail et du foin.
L'argent qu'il a obtenu de la banque lui a servi à l'achat de camions et de fourgonnettes. Cette pratique est visible en ville où on constate que le parc automobile est composé essentiellement de camions. «Avant, posséder un camion était un luxe, aujourd'hui Bouteflika a offert des camions et des tracteurs aux jeunes, qu'ils utilisent pour nous faire chanter et imposer leur diktat. Ils louent leurs matériels à des prix exorbitants, ils transportent les produits au prix qu'ils veulent. Ils ont perverti l'agriculture. A ce rythme, nous allons tous abandonner nos terres», se lamente âmi Taleb, la soixantaine, qui ne sait plus comment faire pour s'en sortir.


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