De quelle hauteur étaient les murs de Lambèze ? « Mère, le mur est haut », ainsi se lamentait Lakhdar, l'étudiant bagnard, dans Nedjma de Kateb Yacine. Quelle hauteur exactement pour les murs d'un camp colonial, dont le seul nom faisait frémir ? En ce temps-là, Lambèze avait une sale réputation, mais celle-ci était en fin de compte surfaite. Dans Le Camp, Ahmed Benzine racontait, à son tour, comment l'épreuve de Médéa, sans mur ni murailles, était pire que celle du regretté Lambèze. La perception carcérale se relativise dans la littérature qui témoigne de l'inhumain. Avec ces deux auteurs algériens, pour ne citer qu'eux, on est bien loin du rêve cellulaire romantique. Bien loin d'un XIXe siècle franco-européen où le désir de l'emmurement signifie affranchissement. Dans ces situations d'extrême individualisme, mieux valait alors un mur bien haut, sur lequel le cœur d'un héros byronien ou stendhalien se perchait pour savourer dans le lyrisme, une victoire savoureuse car secrète, arrachée de haute lutte contre une société qui ne le méritait pas. En position haute et éminemment symbolique, le prisonnier solitaire dominait le monde avec une sensation de plaisir ineffable. A la même période, plus à l'Est, Tolstoï et Dostoïevski le bagnard racontaient à leur manière de nouvelles histoires d'incarcération, une véritable descente aux enfers sans soupirail, sans autre soupir à exhaler que le dernier. Documentaire ou imaginaire, la prison a engendré une immense littérature. Avec ou sans murs, quelles que soient la hauteur du camp et la largeur de sa ceinture, l'esprit peut y naviguer à loisir entre les îles de pierre et de béton. A l'intérieur des blocs cellulaires, il apparaît toujours que le réel se déréalise, l'être se désagrège. Il n'y a que les romantiques, ces incorrigibles rêveurs, pour échapper à la sensation de cette dissolution de soi que l'on traîne en soi, même après, une fois dehors. A croire que le pire, ce n'est pas l'enfermement matériel mais le moral. Peut-être, après tout, n'y a-t-il pas besoin de prison pour se sentir en prison. Emprisonné de 1972 à 1980 dans la prison royale et marocaine, Abdellatif Laâbi est bien placé pour parler de liberté et d'enfermement. Interrogé sur cette terrible expérience, il répond : « Les prisons matérielles m'ont permis de comprendre que les prisons morales sont les plus pernicieuses. Lorsque j'ai dépassé l'épreuve de la captivité réelle, j'ai travaillé à abattre les murailles morales dans lesquelles, même dans les démocraties, on nous enferme. » Il ne s'agit plus, dès lors, de relativiser la hauteur du mur et la solidité du béton. Fort de l'épreuve d'un emprisonnement véritable, l'écrivain marocain nous invite aujourd'hui à un exercice difficile. Où trouver les sons dans un monde qui a perdu sa couleur d'humaine condition ? Où chercher les sens dans une apparente démocratie ? Les murailles sont de verre et tu te cognes dans le silence contre les barrages sociaux, idéologico-politico-religieux. On a envie d'écrire la vie avec des mots permis-interdits. Liberté. La saluer au passage, avec le clignement des cils de l'œil de Abdellatif Laâbi qui ne s'est pas éteint. « L'accompagner avec l'ultime lueur/ de la pupille qu'elle a enflammée. Quand on y avait cru / dur comme fer. » Oui, on y avait cru dur comme fer à la liberté, au temps des vraies prisons de Lambèse et de Médéa. Les murailles étaient réelles, hautes même si elles n'étaient pas visibles. La perspective était romantique, dominante, en position élevée de résistance. A notre sortie de prison, dans notre camp tout neuf de concentration sociale, le monde se déréalisait au fil des décennies. Pendant ce temps, doux rêveurs, nous traînions, chevillé à l'âme, le boulet libertaire de la victoire. Notre maison est morte. On en garde quelques souvenirs refoulés. Intraitables. Des mots et du sens que seule la littérature peut traiter quand elle s'efforce d'arracher quelque chose d'humain aux usures du temps et à la pourriture de la mort. Vivre et écrire. Ecrire la vie. Dire la parole imprononçable en situation de déportation avec celle d'un autre. Celle de Laâbi s'adressant aux auteurs marocains du carnage de Madrid : « Messieurs les assassins/ vous pouvez pavoiser/ Spéculateurs émérites, vous avez acquis à vil prix le champ incommensurable des misères, des injustices, de l'humiliation, du désespoir, et vous l'avez amplement fructifié./ Vous êtes passés maîtres dans l'art de tirer les ficelles de la haine pour repérer, désigner, traquer, coincer et régler son compte au premier quidam conscient ou inconscient du risque de simplement exister. » Abdellatif Laâbi est allé dans une vraie prison. C'était une chance. L'occasion pour lui de relativiser le pire et le moins pire. L'entre-deux d'une condition d'homme existant et souffrant surtout des murailles morales qui bâillonnent et interdisent les mots d'homme et d'amour. C'est lui qui demande pardon aux gens déchiquetés et explosés au passage de la vie. Dans la désagrégation de notre réel, dressons l'honneur des poètes contre le temps mortel et les pouvoirs mortifères.