Economiste et expert en finances, Lies Kerrar dirige actuellement le cabinet Humilis, qui active dans les services et conseils en ingénierie financière et en investissement. Dans cet entretien, il aborde notamment les causes réelles des poussées inflationnistes qui plombent le pouvoir d'achat en Algérie, ainsi que la portée des instruments de politique monétaire dont peut user la Banque d'Algérie pour juguler ce phénomène. - Entre les flambées récurrentes des prix, la politique monétaire de la Banque d'Algérie, l'inflation importée et la spéculation, quelles sont, selon vous, les vraies sources de l'inflation en Algérie ?
Il est vrai qu'on s'est installé en 2012 dans une inflation à deux chiffres. Depuis 1997, on n'avait plus d'inflation à deux chiffres en Algérie. L'inflation est restée contenue à des niveaux inférieurs à 6% jusqu'à l'année 2011. Les chiffres mensuels de l'inflation publiés par l'ONS, depuis janvier 2012, la situent entre 8 et 12%. Selon les estimations de tous les experts, nous terminons l'année 2012 avec une inflation moyenne supérieure à 10%. Quelles en sont les causes ? Ce n'est absolument pas une inflation «importée». Un examen sommaire des variations des prix sur le marché international permet de constater que les prix des principaux produits que nous importons n'ont pas augmenté. Certains ont même sensiblement baissé. A titre d'exemple, l'indice global des prix des denrées alimentaires publié par la FAO a baissé de 7% entre 2011 et 2012. L'indice des produits laitiers – nous sommes un important importateur de poudre de lait – a baissé de 15%, celui des céréales de 3%, celui des huiles de 10% et celui des sucres de 16%. C'est vrai pour les autres matières premières, comme l'indice des métaux qui a baissé de 5% entre 2011 et 2012. Les causes de l'inflation ne sont donc pas conjoncturelles. Notre inflation provient de toutes les mesures contraignant l'offre de produits et services, en grande partie prises en 2009 (crédit documentaire et autres mesures restrictives). Ces mesures inflationnistes ont fait le nid de l'inflation. Les coûts d'importation et de production ont augmenté pour tous ; les besoins de fonds de roulement des entreprises ont augmenté ; plusieurs importateurs incapables de faire face aux exigences administratives et financières ont disparu ou ont redirigé leurs opérations vers l'informel (en s'alimentant en devises au square Port Saïd). Cela a aussi réduit considérablement la compétition. Tous ces facteurs d'augmentation des coûts ont probablement commencé à se refléter dans les marges des producteurs et distributeurs en 2009 et 2010. Sont venues ensuite les augmentations de salaires et des diverses distributions de l'Etat «post-Printemps arabe». La demande induite par ce flux d'argent a permis aux producteurs et distributeurs de refléter les augmentations de coûts qui avaient rogné leurs marges. C'est ainsi qu'on a eu l'inflation importante que nous avons observée en 2012.
- Dans quelle mesure la Banque centrale peut-elle être tenue comme responsable de la non-maîtrise des tensions inflationnistes ?
La Banque d'Algérie a fait ce qu'elle a pu, avec les outils qu'elle avait, pour contrer l'inflation, notamment par le biais des reprises de liquidités. Mais la politique monétaire, conduite par la Banque d'Algérie, n'est plus en mesure de contrer l'inflation. En un mot, dans les conditions actuelles, les mannettes de la Banque centrale ne fonctionnent plus.
- Les indices des prix et les taux d'inflation officiels rendent-ils objectivement compte de l'acuité des tendances inflationnistes en Algérie ?
Il y a un travail sérieux qui est fait à l'ONS et les rapports qu'il publie mensuellement sur l'indice des prix à la consommation semblent se baser sur une méthodologie crédible. Là où il y a débat, c'est sur la composition du panier et la pondération de chaque bien dans le panier. Ce n'est pas un débat propre à l'Algérie. Les habitudes de consommation des ménages évoluent, et la part de chaque catégorie de biens dans les dépenses change avec le temps. D'un autre côté, on a besoin d'une certaine stabilité pour assurer la fiabilité de l'outil statistique. D'après ce qui est publié par l'ONS, la composition du panier vient d'une enquête sur la consommation des ménages effectuée en 2000. Je ne connais pas le programme des enquêtes de l'ONS, mais il est vraisemblable qu'un sondage est programmé au moins tous les 10 ans. Dans le panier publié par l'ONS, les produits subventionnés (pain, céréales, lait, huile et sucre) représentent environ 20% de la pondération de celui-ci. Les critiques que l'ont entend sur le sujet font l'hypothèse que ce taux est supérieur à ce que consomment effectivement aujourd'hui les Algériens en produits subventionnés, ce qui aurait pour conséquence de sous-estimer l'inflation (car les prix des produits subventionnés sont stables). La remise en cause d'un outil statistique aussi important que l'inflation n'est réellement pas une bonne chose. Comme je suppose que l'ONS fait un travail sérieux, je l'encourage à publier les détails de la méthodologie de fixation de la pondération de ce qui constitue le panier et à diffuser le programme d'actualisation de ce dernier. Cela permettrait de rassurer tout le monde et de clore ce débat récurrent sur la fiabilité des statistiques de l'inflation.
- En quoi ces indices et les paniers des ménages qui les sous-tendent pèchent-ils exactement ?
Je n'ai aucune raison de croire que la méthodologie utilisée n'est pas fiable. Il serait d'ailleurs surprenant et peu responsable d'utiliser une méthodologie qui sous-estimerait délibérément l'inflation. Ce serait comme si on trafiquait le thermomètre pour ne pas voir qu'on a de la fièvre. Par ailleurs, l'inflation, c'est l'indicateur économique que tous les Algériens peuvent évaluer et estimer dans leur vie quotidienne. Il n'y a donc aucune justification rationnelle à ce que la composition du panier soit délibérément faussée. A mon sens, il est surtout utile que l'ONS communique plus sur sa méthodologie et annonce le calendrier de mise à jour du panier.
- Un indice de l'inflation qui n'intègre pas les loyers peut-il être suffisamment crédible pour rendre compte de l'inflation ?
Dans les publications de l'ONS, il y a une rubrique «logement-charges» qui représente 9,3% de la pondération du panier (pour la région d'Alger). Il n'y a pas plus de détails sur ce qui est inclus là-dedans, mais cela devrait vraisemblablement inclure le loyer ou le coût d'acquisition du logement (mensualités dans le cas d'un prêt immobilier).