Fondateur et directeur général de Risk Consulting, une société de consulting spécialisée dans le domaine politique et les risques pour la sécurité au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, le docteur Geoff D. Porter est l'un des experts américains les plus sollicités dans de nombreux pays, notamment les Etats-Unis. Dans l'entretien qu'il nous a accordé, il revient sur l'intervention militaire française au nord du Mali et explique que l'Algérie «n'aurait jamais autorisé la France à traverser son territoire si elle n'était pas certaine de ses capacités à protéger ses frontières et sa population». - Sommes-nous devant une intervention militaire limitée dans le temps ou va-t-on assister à l'installation de troupes françaises au Nord, sous l'habillage du «maintien de la paix» ?
L'intervention va durer dans le temps, mais je crois que les Français vont vouloir faire la transition avec les troupes africaines. Les militaires français qui resteront ne seront là qu'en tant que conseillers.
- Une fois la menace terroriste éliminée, selon vous, Bamako sera-t-elle en mesure de prendre en charge les lourds problèmes à l'origine de la crise malienne, notamment la question des Touareg ?
La question des Touareg est au centre même de la crise du Mali. Contrairement à l'Algérie où il y a eu un effort constant pour s'assurer que la population targuie algérienne participe à l'édification de l'Etat algérien. Un effort que Bamako n'a jamais consenti. Il est difficile de prévoir un changement important dans l'attitude de Bamako, même après que les groupes islamistes seront éradiqués.
- Pensez-vous que cette guerre soit utilisée pour rallier les djihadistes de toute la région à Ançar Eddine, au Mujao et AQMI, pour créer un front contre l'Occident ?
C'est la plus grande préoccupation. L'environnement est très difficile pour opérer. Par exemple, Mokhtar Belmokhtar a mis quinze ans pour s'établir au nord du Mali. Cependant, d'autres djihadistes sont venus et des environnements plus accessibles sont susceptibles d'attirer les futurs djihadistes, comme ceux du Yémen, de Syrie, de Libye, ainsi que des zones djihadistes établies comme l'Afghanistan. Les analyses ont été braquées, ces derniers temps, sur la façon dont les groupes d'AQMI allaient réagir à la suite de l'intervention militaire française au Mali. Mais il est utile, peut-être, d'aller en avant pour tenter de voir les implications de cette intervention sur les pays d'Afrique du Nord. Jusqu'en 2012, AQMI, dans le Sahara, a été une organisation relativement criminelle qui vivait d'enlèvements contre des rançons, de contrebande, de trafic de drogue, etc., mais elle n'était pas une organisation djihadiste salafiste très engagée dans le terrorisme. Entre 2008 et 2012, sa priorité était de gagner de l'argent. Elle était étroitement liée à la population locale dans la mesure où celle-ci lui fournissait une couverture et un soutien pour ses activités illicites. Durant cette période, elle n'a pas tenté d'imposer son idéologie djihadiste salafiste à la population avec laquelle il y avait une synergie. En général, ses quelque 500 combattants ont existé en marge d'une région déjà elle-même marginalisée. C'était gênant, mais ils ne constituaient pas une menace stratégique pour les gouvernements locaux, pour l'Europe ou pour les Etats-Unis. Tout cela a changé en 2012, avec l'arrivée des armes libyennes, la rébellion touareg, l'effondrement du gouvernement de Bamako et son incapacité à contrôler le nord du Mali. AQMI est passée d'une tendance criminelle à une filiale d'Al Qaïda pour contrôler un vaste territoire et en faire un refuge pour les terroristes dans un pays qui était un allié de la France et des Etats-Unis. De fait, AQMI et les autres organisations islamistes, le Mujao et Ançar Eddine, avec lesquelles elle partage le «pouvoir» sur la zone, se sont carrément mis dans le collimateur de la France.
- Pensez-vous que la France sortira victorieuse de cette guerre ?
Ceux qui critiquent cette intervention mettent justement en doute la finalité de cette action. Ils disent qu'étant donné l'étendue du territoire, la difficulté du relief géographique et la dispersion d'AQMI, du Mujao et d'Ançar Eddine, aucune action militaire ne sera en mesure de les éradiquer du Mali. Il s'agit d'une mission infructueuse et sans fin. L'histoire coloniale de Paris, dans la région, fait bien prendre conscience des limites des interventions militaires dans le Sahara et leurs objectifs sont probablement plus nuancés. En fait, la France ne peut pas transformer le nord du Mali en une zone d'interdiction pour AQMI, le Mujao et Ançar Eddine, mais elle peut simplement en faire une région où il sera beaucoup plus difficile pour ces organisations d'opérer. Maintenant que la porte à l'action militaire a été ouverte, d'autres interventions militaires limitées à l'avenir sont ouvertes ; aussi la France n'a pas besoin d'une victoire totale. Elle se satisfait d'un simple statu quo. Légèrement plus perturbés et fragilisés, AQMI, le Mujao et Ançar Eddine reviendront à l'état dans lequel ils étaient avant 2010. Il est également intéressant de préciser que l'action militaire française n'est pas une surprise. Nous avions périodiquement des allégations sur d'éventuelles fixations de la France et des Etats-Unis dans le Sahel pour l'exploitation de ses ressources naturelles par des entreprises françaises ou américaines. Le scénario – exagéré – qui prétend que les gouvernements occidentaux travaillent main dans la main avec les entreprises des industries extractives ne s'applique pas au Sahel. Parce que contrôlée par les islamistes, la zone ne recèle pas de dépôts significatifs de ressources naturelles. A juste titre, il y avait des explorations initiales à la recherche de réserves pétrolières dans le nord-ouest du Mali, mais elles n'ont pas abouti. Ce soupçon tient au fait que les recherches dans le nord-ouest de la Mauritanie, étendues jusqu'au Mali, effectuées puis explorées par Total et CNPC, n'ont pas abouti à des découvertes significatives. Sonatrach a acquis la superficie du Mali après cette théorie, mais l'actuel ministre algérien de l'Energie et des Mines, Youcef Yousfi, n'a pas poursuivi les actifs de Sonatrach-Mali parce qu'en partie il n'y a pas grand-chose là-bas.
- Alors, à quoi allons-nous assister ?
Il faudra s'attendre à des bombardements périodiques, à une guérilla soutenue et à une insurrection pour le reste de l'année, avec une forte probabilité d'une menace djihadiste toujours présente à l'avenir. La situation est inacceptable pour les habitants du nord du Mali, mais aussi pour l'ensemble du Maghreb.
- Quelles vont être les conséquences sur les pays de la région ?
Je dis que ces conséquences vont être supportées par l'ensemble des pays de la région. D'abord la Mauritanie, qui est la plus vulnérable aux frappes militaires contre la coalition islamiste dans le nord du Mali. Neuvième pays le moins peuplé au monde, la Mauritanie a une longue frontière avec le Mali et AQMI a déjà démontré sa capacité à mener des attaques sur le territoire mauritanien. Elle a intensifié ses efforts de lutte antiterroriste ces dernières années, mais sa capacité à gérer l'élargissement de la menace terroriste ou d'insurgés, résultant de l'intervention militaire au Mali, est minée par des questions relatives aux allégeances dans les rangs inférieurs de l'armée, qui serait déployée pour sécuriser sa frontière est, et des questions ayant trait au président Mohamed Ould Abdel Aziz, qui a été grièvement blessé dans des circonstances obscures en octobre 2012 et a été en dehors de son pays durant une période prolongée pour se soigner à l'étranger. Les industries extractives en Mauritanie (or à Tasiast, minerai de fer à Zouerate et pétrole en offshore) sont cependant tout à l'ouest du pays et hors de portée de l'arc d'insécurité. Bien que la Mauritanie risque probablement de souffrir d'instabilité épisodique sur sa frontière orientale qui mettra au défi l'armée mauritanienne, il n'y a probablement pas de menace immédiate pour son industrie minière. Le Maroc, en dépit de sa volonté d'exagérer la menace pour dépeindre le Sahara occidental comme étant peuplé de terroristes, est relativement éloigné du conflit du Mali. Il n'y a pas de menace immédiate à ses frontières. La probabilité d'attaques d'Al Qaïda contre des cibles françaises ou de l'Occident au royaume est très faible. Le Maroc maintient une sécurité intérieure et surveille de très près toute activité djihadiste potentielle sur son territoire, surtout depuis l'attaque d'avril 2011 à Marrakech. Sur le plan diplomatique, le Maroc et la France ont ce qu'ils appellent une «relation spéciale». En fait, le roi Mohammed VI a été le premier chef d'Etat étranger que le président Hollande a rencontré après sa prise de fonction. Les conséquences de l'intervention militaire au nord du Mali sur les affaires au Maroc sont donc négligeables. L'Algérie, pour sa part, est dans une position difficile. La frontière qu'elle partage avec le Mali est à peu près équivalente à la distance entre New York et Chicago et ce n'est que récemment qu'elle a réussi à éradiquer la plupart des activités d'AQMI sur son propre territoire. L'intervention militaire française est susceptible d'exercer une pression sur son flanc sud. Néanmoins, il convient de rappeler que l'Algérie a été informée des intentions de la France avant que l'opération militaire ne commence. Il est peu probable qu'Alger ait pu fermer les yeux sur l'approche française si elle avait senti une quelconque menace pour l'intégrité de son territoire et si elle n'était pas confiante sur sa capacité à contrôler la frontière ou, au moins, à sécuriser ses principales installations au Sud. Il est vrai que AQMI est prétendument dirigé par un Algérien qui est toujours en fuite dans le nord de l'Algérie, mais lui et ses disciples immédiats, se trouvant dans les montagnes de Boumerdès, ont été inefficaces et incapables de mener des opérations significatives ces dernières années. Ce qui réduit la menace de la branche algérienne d'AQMI d'effectuer des représailles dans le nord de l'Algérie. De tous les pays d'Afrique du Nord, c'est la Tunisie qui est la plus vulnérable à la violence djihadiste. Trois points expliquent ce risque. Premièrement, la police et les militaires n'ont pas une formation approfondie et luttent contre le terrorisme depuis peu. La révolution du Jasmin en 2011 a perturbé les réseaux de renseignement intérieurs de l'Etat. Deuxièmement, la Tunisie connaît une progression significative de l'islamisme depuis la révolution de 2011, ce qui était prévisible, mais aussi du salafisme avec un fort courant djihadiste. Des liens sont apparus entre djihadistes tunisiens, comme Ansar Echariâ et des djihadistes libyens, Ansar Echariâ de Benghazi. Enfin, en Tunisie, le courant antifrançais devient de plus en plus important. Les Tunisiens reprochent aux Français d'avoir soutenu le régime de Ben Ali depuis si longtemps et d'avoir été complices de la corruption à haut niveau ayant abouti à l'économie défaillante de leur pays. Ces trois tendances combinées suggèrent que la Tunisie est une cible potentielle pour des représailles en réponse à l'intervention française. Mais ces risques sont plus importants en Libye, compte tenu des niveaux déjà élevés d'insécurité dans le pays, des nombreuses sources de violence politique et criminelle. L'intervention française au nord du Mali aura des conséquences négatives sur la sécurité et, depuis l'attaque de septembre 2012 contre la mission diplomatique américaine à Benghazi, la situation n'a fait qu'empirer que ce soit à Benghazi, à Tripoli ou ailleurs dans le pays. Il est évident qu'après cette attaque, Ansar Echariâ de Benghazi a eu des liens avec AQMI, bien qu'il n'y ait aucune preuve qu'il y a eu coordination ou collaboration entre les deux. Cela ouvre la possibilité que Ansar Echariâ ou un autre groupe islamiste dans l'est de la Libye peut essayer d'attaquer des cibles occidentales en représailles à l'intervention militaire au nord du Mali. Les cibles françaises seraient les plus nombreuses, mais il est possible que des groupes «djihadistes» ne fassent pas de distinction entre celles-ci et les autres nationalités occidentales. Cependant, les protocoles de sécurité rigoureux que de nombreuses entreprises étrangères ont déjà mis en place en Libye atténuent les risques potentiels. Le plus grand défi de la gestion des conséquences de cette guerre sont les questions humanitaires. D'abord, comment faire en sorte que des civils ne soient pas tués par les avions de combat ? La région du Sahel est déjà vulnérable aux crises humanitaires en raison des pénuries d'eau, pénuries alimentaires, santé, manque d'activité économique... La guerre va exacerber tous ces aspects et entraîner des réfugiés dans les pays voisins, qui n'ont souvent pas de ressources suffisantes pour les accueillir. La communauté internationale sera contrainte de contribuer.
- Selon vous, qu'est-ce qui a poussé la France à intervenir aussi rapidement au nord du Mali ?
Je pense que plusieurs facteurs ont poussé la France à intervenir militairement au nord du Mali. D'abord les développements au Mali lui-même. Des groupes islamistes violents, AQMI, Mujao et Ançar Eddine, ont lancé une offensive pour étendre leur contrôle au sud du Mali. Cela a poussé le Quai d'Orsay à craindre que l'ensemble du Mali et non pas seulement le Nord puisse tomber sous le contrôle islamiste. Le deuxième facteur est une réponse régionale. Bien que le Conseil de sécurité ait approuvé l'action militaire, l'organisation des forces de la Cédéao prenait beaucoup trop de temps. Au cours de cet intervalle, les groupes islamistes ont renforcé leurs positions. La France veut une action efficace et, derrière celle-ci, il faut voir la situation intérieure en France. La cote de popularité du président de Hollande est très faible et l'hostilité française à l'égard des groupes islamistes trop élevée. Hollande tente d'utiliser l'action militaire en vue d'accroître sa popularité politique en France.
- Comment expliquer l'autorisation accordée par Alger pour que l'espace aérien algérien soit traversé par les avions français ?
L'Algérie est évidemment très préoccupée par l'action militaire française au nord du Mali. Elle a insisté sur la nécessité d'une solution politique à la crise, notamment en encourageant les négociations entre les responsables politiques et acteurs dans le nord du Mali et à Bamako. Toutefois, il est apparu clairement, au cours de la dernière semaine, que le nombre d'acteurs politiques s'est réduit et que la probabilité d'une solution politique diminuait. Il est possible que l'Algérie ait donné cette autorisation à la France parce qu'elle est convaincue qu'elle a la capacité d'assurer la sécurité à sa frontière avec le Mali. Alger est plutôt préoccupée par la situation humanitaire et les conséquences négatives de la guerre sur les populations locales. Alger n'aurait pas donné son autorisation si elle ne sentait pas qu'elle était en mesure de répondre à ses obligations fondamentales de protéger l'Algérie et les Algériens.
- Cette guerre ne cache-t-elle pas des intérêts économiques ?
Le but de la guerre est le contrôle par Bamako de l'ensemble de son territoire. Ce sera probablement impossible sans la France et, quel que soit le gouvernement qui émerge à Bamako, il ne pourra pas réduire les capacités des groupes islamistes et encore moins les rendre marginales et incapables de porter atteinte à l'existence et à la souveraineté du Mali ou à celles de ses voisins.
- Pourquoi, à votre avis, des pays occidentaux, dont les Etats-Unis, ne veulent pas s'impliquer directement dans cette guerre ?
Les Etats-Unis veulent jouer un rôle de soutien en fournissant la logistique et le renseignement, mais il est peu probable qu'il y ait accroissement de cette participation au-delà pour plusieurs raisons. Tout d'abord, en dépit de la situation actuelle en Libye, qui est en grande partie un échec, les Etats-Unis voient encore l'intervention de l'OTAN en tant qu'exemple réussi du président Obama, mais vont-ils pouvoir le faire fonctionner avec leurs alliés pour atteindre des objectifs stratégiques ? Enfin, ce qui est important, c'est que l'élection du président Obama pour un second mandat a montré que l'électorat américain ne soutient plus les guerres américaines.
- Nous savons que la France a des problèmes économiques énormes. Où va-t-elle trouver l'argent pour financer cette guerre?
Peut-être que les calculs du président Hollande sont d'utiliser la guerre pour accroître sa popularité et, après, de mettre en œuvre des réformes économiques qui lui permettront de générer plus de revenus.