Grande figure du monde du renseignement, Yves Bonnet, ancien patron de la Direction de surveillance du territoire (DST, services secrets français), qui a occupé plusieurs hautes fonctions dans l'Etat français, et produit plusieurs ouvrages, dont Contre-espionnage, mémoires d'un patron de la DST, De qui se moquent-ils ? et Les grandes oreilles du président, analyse, à travers cet entretien, pour Le Temps d'Algérie, la situation au nord du Mali, dans un souci de «compléter» le reportage réalisé récemment par notre journal à Kidal. Le Temps d'Algérie : Le cadre d'Ançar Eddine, Ahmed Ag Bibi, a dans un entretien accordé à notre journal dénoncé ce qu'il qualifie d'«acharnement médiatique occidental, en particulier français» contre le mouvement armé auquel il appartient. Il estime que cela entre dans le cadre de l'islamophobie. Qu'en pensez-vous ? Yves Bonnet : La France ne manifeste aucune islamophobie et, s'agissant du printemps arabe, c'est plutôt le reproche inverse qui pourrait lui être fait ; les opérations contre la Libye de Mouammar Kadhafi ont abouti au renversement d'un Etat "laïque", de même en Tunisie et en Egypte où les nouveaux gouvernants, ouvertement islamistes, bénéficient d'un préjugé favorable à Paris. Le même Ahmed Ag Bibi a affirmé qu'Ançar Eddine appliquera la charia (loi islamique) à seulement Kidal et non pas à l'ensemble du territoire malien. Pensez-vous que ce soit une volonté de se cantonner à Kidal et d'éviter d'affronter le Mujao et Aqmi à Gao et Tombouctou ? Ou bien est-ce une stratégie de communication de la part d'Ançar Eddine ? Ahmed Ag Bibi utilise effectivement la manipulation pour accréditer l'idée, fausse, d'une certaine tolérance de la part de son mouvement, alors que toutes les preuves contraires, destructions de mausolées, lapidation, sont données d'une application stricte de la charia. Ansar Eddine est bel et bien un mouvement salafiste et son nom complet, Ansar Eddine al salafiya, groupe des défenseurs salafistes de la religion, le prouverait s'il en était besoin. Jusqu'où pourrait aller le désaccord entre le mouvement Ançar Eddine, d'un côté, le Mujao et Aqmi de l'autre ? Je ne pense pas qu'un désaccord profond et surtout durable pourrait s'installer entre ces trois mouvances : elles ont trop d'intérêts communs pour se combattre alors que la menace d'une intervention extérieure reste crédible. Ançar Eddine est composé d'autochtones, contrairement au Mujao et Aqmi qui se constituent d'un «ramassis de djihadistes» de différents pays. Cela fait-il la différence en matière d'identité ? Probablement, dans la mesure où lyad Ag Ghali est un vétéran de la rébellion touareg, dans celle où Ançar Eddine n'a pas cherché à éliminer totalement le MNLA et où les Touaregs ont leurs propres aspirations, telle celle d'un Etat dit "République islamique de l'Azawad". Les éléments d'Ançar Eddine disent avoir été contraints à porter les armes pour se défendre. Qu'en dites-vous ? Prétendre cela serait oublier les conclusions de l'accord passé avec et grâce à la médiation algérienne entre lyad Ag Ghali et ATT en 2006 et qui avait, en son temps abouti à ce que le premier cité intègre le corps consulaire malien. A la vérité, ce sont probablement les évènements de Libye qui ont amorcé le processus. A Kidal, notre journal a constaté l'existence de groupes du MNLA "tolérés" par Ançar Eddine. Nous avons, par contre, été informés de la présence éventuelle et secrète de groupes du Mujao et de Aqmi. Que représente ce tableau ? Les comparaisons sont toujours risquées, voire imprudentes. Cependant, l'acharnement mis à incriminer un seul camp et à désinformer, ce à quoi s'emploie la chaîne qatarie peut faire penser à l'isolement dans lequel l'Algérie s'est trouvée placée dans les années 90. Toutefois, la grande différence tient à la nature de la riposte de l'Etat, brutale en Syrie, mesurée et ciblée en Algérie. Quoi qu'on en dise. Je ne peux que vous renvoyer à ce que j'ai répondu plus haut : Ansar Eddine a joué habile- Pourquoi, selon vous, des pays comme les ment en se partageant le territoire du Nord Mali USA, le Qatar et l'Arabie Saoudite soutiennent-avec Aqmi et le Mujao et en tolérant le MNLA ils, par les armes et le financement, l'opposition à Tombouctou. Il est devenu, de ce fait, le pivot armée syrienne? de la rébellion au Mali. Quatre gendarmes algériens ont été assassinés dans une embuscade tendue aux frontières avec le Maroc. Comment expliquez-vous cet attentat terroriste ? Cet attentat prouverait-il encore une fois une connexion entre le terrorisme et le narcotrafic puisque des dizaines de milliers de tonnes de résine de cannabis ont été saisies par les gendarmes algériens depuis le début de l'année en cours dans ces frontières, venant du Maroc ? La connexion entre narcotrafiquants et islamistes, singulièrement Aqmi, est maintenant clairement identifiée. Cette alliance, qui va jusqu'aux réseaux sud-américains, s'étend d'ailleurs à d'autres trafics, tel celui des enlèvements de personnes et constitue le fonds de commerce de ces groupes terroristes. Plus que jamais, la grande délinquance et le terrorisme fondamentaliste se donnent la main. On évoque le fait que des "instructeurs" pakistanais auraient rejoint les camps d'Aqmi au nord du Mali. Est-ce l'internationale terroriste qui tente de s'installer, durablement, au Sahel ?Je ne dispose d'aucune information à ce sujet. Existe-t-il, selon vous, des similitudes entre ce qui s'est passé en Algérie, dans les années 1990 et ce qui se passe actuellement en Syrie ? La stratégie de ces trois pays s'inscrit dans une perspective de déstabilisation des régimes arabes "modernes", respectueux quoi qu'on en dise, des droits de l'homme, celui à l'éducation étant le premier et "laïques" , c'est-à-dire non inféodés à une religion même si une religion d'Etat y est reconnue . Toutes ces aspirations sont ignorées des régimes féodaux, arbitraires et soumis à la règle de la transmission du pouvoir héréditaire. Certaines monarchies du Golfe se livreraient-elles une guerre d'influence au nord du Mali ? Je l'ignore, car le Mali était encore, il n'y a pas si longtemps, une réserve d'esclaves pour certaines monarchies du Golfe. Je penche plutôt pour une concertation entre le Qatar et l'Arabie Saoudite dans leurs entreprises actuelles. Entretien réalisé par Malika Bougherara