Le recours aux liquidations physiques des opposants constitue le modus operandi de certains milieux, au pouvoir ou dans l'opposition, qui veulent installer le chaos dont ils espèrent tirer les dividendes. L'assassinat hier de l'opposant Chokri Belaïd, responsable du Parti des patriotes démocrates (PPD), devant son domicile, est assurément une mauvaise nouvelle pour nos voisins tunisiens. On craignait que la violence politico-religieuse qui rythme la chronique dans ce pays, depuis deux ans, ne vire au rouge. Nous y voilà, hélas, en plein dedans avec ce premier meurtre politique de la Tunisie post-Ben Ali. Le sang de cet acteur politique en vue versé, hier, risque d'ouvrir – A Dieu ne plaise – un long tunnel, d'où ce pays aura bien du mal à sortir. C'est connu, le recours aux liquidations physiques des opposants constitue le modus operandi de certains milieux, au pouvoir ou dans l'opposition, qui veulent installer le chaos dont ils espèrent tirer les dividendes. Et la situation politique mais aussi économique et sociale actuelle de la Tunisie offre, malheureusement, un terreau propice à ceux qui trépignent d'impatience de faire main basse sur une révolution inachevée. Il est à craindre, en effet, que l'assassinat de Chokri Belaïd ne serve d'étincelle pour allumer le feu de la «fitna» dans un pays où les islamistes au pouvoir peinent à proposer autre chose qu'une campagne de moralisation aux accents salafisites. De fait, de par l'extraction politique et idéologique de feu Chokri Belaïd, les soupçons vont presque naturellement au mouvement Ennahda de Ghannouchi, même ce dernier a dénoncé «un acte criminel, un acte de terrorisme pas seulement contre Belaïd, mais contre toute la Tunisie». Mais au-delà de la «signature» que porterait cet assassinat politique et qui va, on s'en doute, alimenter la polémique dans les prochains jours, c'est l'avenir de la Tunisie qui est aujourd'hui en jeu. Un acte isolé ? Pour avoir vécu cette sombre période jalonnée de meurtres d'hommes politiques, de journalistes, d'artistes et autres intellectuels durant la décennie noire, les Algériens mesurent mieux que quiconque la menace qui pèse désormais sur leurs voisins. L'assassinat de cet opposant de gauche, qui n'a jamais caché ses convictions et son allergie pour la gestion d'Ennhada, est incontestablement un grave dérapage de la violence politique en Tunisie. Il y a désormais l'avant et l'après-meurtre de Chokri Belaïd. Nul ne peut croire que la liquidation de cet homme politique serait l'œuvre d'un individu dépressif ou qu'il s'agisse d'un simple règlement de compte déconnecté de la tension politique qui étouffe la Tunisie. Cet argument fallacieux en vogue dans nos contrées pour justifier ce genre de forfaits ne tient pas la route. Le jasmin sent la mort… Chokri Belaïd a été assassiné pour ce qu'il incarnait, pour les idées qu'il portait et les idéaux qu'il défendait. C'est pour cela qu'il est aujourd'hui vital pour les Tunisiens au pouvoir, dans l'opposition et au sein de la société civile, de prendre conscience de la gravité de la situation pour éviter que leur pays ne bascule dans l'inconnu. Ils doivent s'unir comme un seul homme pour dénoncer un acte abject visant à fermer à double tour les maigres acquis de leur révolution. Il y a, en effet, des forces centrifuges qui essayent de réinstaller l'état d'esprit des sinistres années Ben Ali. Bien que les Tunisiens aient compris aujourd'hui que le régime islamiste d'Ennahda est loin d'être un modèle du genre en matière de démocratie, ils ne souhaitent pas pour autant revivre le cauchemar vécu sous la botte de Ben Ali. Et dans un contexte aussi délétère caractérisé par une impasse politique de la troïka au pouvoir qui a du mal à s'entendre même sur un «attelage» gouvernemental, les résidus du RCD et ses réseaux se feraient un malin plaisir d'y mettre leur grain de sel. Quoi de pire (ou de mieux, c'est selon) alors que d'inaugurer un cycle infernal d'assassinats politiques ciblés pour tuer l'espoir démocratique des Tunisiens et rouvrir une brèche aux hommes de main de Ben Ali afin de réinvestir le paradis perdu. Les Tunisiens doivent donc se servir du meurtre de Chokri Belaïd comme un déclic pour amorcer un sursaut patriotique. Comme en Algérie, la peur devrait vite changer de camp, faute de quoi, la «révolution du Jasmin» sentira l'odeur de la mort… Et pour longtemps peut-être.