Les dirigeants algériens et les cadres n'ont pas toujours fait bon ménage. Excepté la parenthèse des plans de développement des années 1970 où ils furent effectivement mis à contribution, le statut social du cadre ira en se dévalorisant tout au long de ces vingt dernières années à coups de sanctions pénales, de mises à l'écart ou d'incitation à l'exil. En 1993 déjà, une enquête du Haut comité d'Etat (HCE) avait recensé pas moins de 80 000 cadres marginalisés. Le dramatique constat n'ayant pas été suivi de mesures susceptibles d'y remédier, le nombre de cadres mis sur le banc de touche ira en augmentant au fil des changements d'équipes dirigeantes. Selon les estimations, plus 120 000 cadres ayant exercé à différents niveaux de responsabilité dans le secteur public auraient été acculés d'une manière ou d'une autre (licenciement, mise à la retraite anticipée, congés spéciaux, etc.) à la traversée du désert. Un véritable désastre ! L'éviction des cadres se fait généralement selon la logique suivante : chaque fois qu'une nouvelle équipe arrive au pouvoir, sa première préoccupation est de chasser celle qui l'avait précédée de tous les rouages de l'Etat et de ses démembrements (wilayas et institutions nationales). Les dirigeants nouvellement cooptés feront payer aux cadres en place leurs accointances avec les dirigeants précédents en les évinçant de leur poste ou en les marginalisant. Ainsi commence un processus de déstabilisation qui se termine généralement par la mise à l'écart de milliers de cadres formés à grands frais et dont l'Algérie a pourtant besoin. La désignation clientéliste des dirigeants du secteur public, qui a toujours prévalu dans notre pays, incite les responsables désignés à s'encadrer selon le même principe de cooptation. Parce qu'ils ont, eux-même, fait l'objet d'un choix subjectif ils estiment être, eux aussi, en droit de choisir à leur convenance leur entourage immédiat. Et c'est précisément pour cette raison que nos institutions et nos entreprises publiques sont frappées de paralysie à la moindre rumeur de changement de hauts responsables, les cadres en poste étant bien conscients que leur carrière dépend des hommes qui les ont désignés. S'il est tout à fait compréhensible qu'un nouveau responsable cherche à s'entourer de cadres qu'il estime être au regard d'une évaluation objective (qualité des diplômes, expérience, efficacité) mieux convenir aux intérêts de l'entité qu'il dirige, il est par contre anormal que celui-ci licencie ou marginalise les cadres en poste uniquement pour le besoin de se tailler un encadrement sur mesure. Et à ce jeu de massacre, l'Algérie excelle malheureusement au grand préjudice des cadres qui refusent les compromissions ou ne disposent pas de protection. C'est une vision que ne partagent évidemment pas les chefs d'entreprise publique, à l'instar de ce PDG d'une grande société d'agroalimentaire qui affirme en substance que « les entreprises publiques, contrairement à ce qu'on pense, recrutent beaucoup plus de cadres universitaires que les sociétés privées, évitant par conséquent à beaucoup de cadres le chômage qui constitue la pire des marginalisations. Le problème, qui se pose à ces cadres une fois recrutés, est de percer dans l'entreprise compte tenu de la concurrence qu'engendre le surnombre de cadres dans les entreprises d'Etat. Pour régler ce problème d'utilisation rationnelle des cadres, il faut un surcroît d'activité économique, mais cela ne dépend malheureusement pas que des chefs d'entreprise, mais de toute la politique économique du pays ». Comme pour accélérer et amplifier la mise à l'écart des cadres, l'Algérie s'est même donné les moyens juridiques lui permettant de mettre en œuvre en toute légalité ce terrible processus de démantèlement des élites. Les lois relatives à la retraite (loi 83-12 du 2 juillet 1983 et ordonnance 97-13 du 31 mai 1997) permettent de pousser à la retraite des cadres âgés d'à peine 50 ans qui saisiront cette bien cavalière invitation à déguerpir à la moindre détérioration du climat de travail dans l'administration ou l'entreprise. Avant la promulgation de ces lois, les cadres indésirables étaient contraints d'accepter leur douloureuse mise à l'écart pour pouvoir continuer à bénéficier de leurs salaires. Les cadres qui ont vécu leur marginalisation comme une véritable déchéance morale ont souvent terminé avec des dépressions nerveuses qui les ont définitivement écartés du circuit professionnel. Et ils sont malheureusement très nombreux. De 1997 à ce jour, un peu plus de 40 000 cadres de divers niveaux émargeraient à la Caisse nationale de retraite, selon une source proche de cette institution. Si on ajoute à ce chiffre celui des hauts fonctionnaires à la retraite (ex-walis, responsables de grandes institutions, cadres supérieurs nommés par décret) qui sont pris en charge par une caisse spéciale, on dépasserait allégrement les 60 000 cadres évincés du secteur public au moyen de cette législation sur le retraite. Un vrai gâchis qui a tout particulièrement affecté les services publics, mais dont tout le monde semble malheureusement s'accommoder, car il est vrai que la retraite anticipée permet à ceux qui en ont bénéficié de se trouver, diplôme et expérience professionnelle aidant, très vite une activité rémunérée (généralement dans le secteur privé) qui s'ajoute à la pension de retraite. C'est sans doute ce qui a fait dire à cet ex-ministre de la protection sociale qu'en matière de retraite anticipée « il ne faut surtout pas dramatiser, car ce que perd le secteur public, le privé le retrouve, l'économie nationale trouvant ainsi son équilibre ». Autre moyen juridique que nos gouvernants se sont donné pour évincer les cadres : la dépermanisation c'est-à-dire leur recrutement pour une durée déterminée (CDD) qui tend à se généraliser dans le secteur public depuis 1997. La dépermanisation permet aux responsables de se débarrasser en toute légalité des cadres gênants, autrefois protégés par une législation qui leur permettait de préserver leur emploi en attendant un éventuel changement qui mettrait fin à leur calvaire. A ces nombreuses causes de marginalisation des cadres algériens, il faut ajouter la pénalisation de l'acte de gestion qui a conduit bon nombre d'entre eux dans les prisons. Pour des erreurs de gestion qui, sous d'autres cieux, ne leur auraient coûté qu'une sanction administrative, plus de 3000 cadres algériens, parmi lesquels de nombreux chefs d'entreprise, ont, en effet, été incarcérés de 1997 à ce jour, brisant ainsi à jamais leur carrière et leur espoir de citoyen.