Régulièrement, les sociologues constatent, dans la plupart des pays développés, le déclin de la culture, le mépris des valeurs morales, la dissolution du lien social, les fractures, de plus en plus larges, qui fissurent les sociétés, un individualisme de plus en plus féroce. Tout cela est vrai, et l'on pourrait multiplier les exemples. Ainsi, les enquêtes de l'OCDE montrent qu'en France l'illettrisme ne cesse de progresser : beaucoup d'étudiants ne comprennent pas les mots les plus simples, massacrent style et grammaire, font des fautes énormes en orthographe, sont nuls en langue étrangère. Productions télévisuelles très médiocres, jeux vidéo insipides et matraquage publicitaire contribuent, avec l'école-garderie, à la déculturation générale. Au-delà de cette débâcle intellectuelle, à laquelle n'échappent que les plus fortunés, c'est tout le pays qui se désagrège : la délocalisation industrielle condamne des régions entières à vivoter péniblement, de nombreuses petites villes n'ont plus d'hôpitaux, de médecins, de bureaux de poste, de centres administratifs, et bien des grandes villes, comme Paris, dont la cherté des loyers a chassé bon nombre d'habitants, se transforment en musées. La situation n'est pas meilleure en Russie, où la corruption est générale, où les diplômes s'achètent, où tous les secteurs de la vie économique et sociale se disloquent. «De plus en plus souvent, constate Viatcheslav Kostikov, l'un des journalistes les plus critiques, des avions tombent, des fusées ne se mettent pas sur orbite, des canalisations éclatent, des ponts s'écroulent, des barrages s'effondrent, des immeubles pourrissent, tandis que le réseau des autoroutes se réduit et que le nombre des aérodromes diminue(2)». Bien des observateurs s'arrêtent à ces constats, ou invoquent, pour les expliquer, le primat de l'individualisme, la perte de tout sens civique, la faillite des valeurs morales… Sans doute, mais ce ne sont là que les effets d'un système qui, depuis des décennies, appauvrit et mutile la vie des pays dans lesquels il s'est largement implanté. Ce système, que beaucoup n'osent ni nommer ni penser dans toutes ses conséquences, c'est, évidemment, le libéralisme économique. On sait que pour l'économie libérale, ce qui compte, c'est «le jeu naturel du marché». Par «naturel», entendons «sans entraves», comme le rappelle dans L'enseignement de l'ignorance, un livre publié il y a une dizaine d'années, mais d'une actualité brûlante, Jean-Claude Michéa(3). Parmi ces «entraves» : des mœurs, des liens, des valeurs qui enracinent un individu dans une filiation, un lieu, une activité où il veut faire carrière. L'idéal, pour l'économie libérale, c'est l'individu isolé, non syndiqué, sans attache et qui trouve «naturel» de changer de métier ou de pays selon les besoins du patronat. Mobilité, flexibilité sont des exigences primordiales du libéralisme, qui déshumanise le travail, fait de l'ouvrier ou de l'employé un instrument parmi d'autres, recyclable ou jetable, comme cela se pratique à large échelle dans des entreprises européennes de plus en plus nombreuses. Si la pratique libérale se heurte encore à des obstacles – des collectifs de travailleurs résistent, font grève, occupent l'usine –, il est probable que demain elle s'appliquera sans rencontrer de résistance : l'école, dans un nombre croissant de pays, et en particulier en France, produit de plus en plus des types d'homme et de femmes conformes aux exigences du libéralisme économique. C'est désormais sa mission : loin d'être en crise, comme on le prétend, elle l'accomplit parfaitement et fournit au marché des travailleurs que les entrepreneurs pressent comme des citrons puis jettent comme des kleenex. Loin de cultiver ses «clients», comme disent des documents de l'OCDE, et de développer leur esprit critique, l'école néglige même les apprentissages de base : près de 25% des élèves qui entrent en 6e ne lisent pas couramment et écrivent avec peine. Au lieu de leur donner le goût du travail intellectuel et de l'effort, elle organise de plus en plus, dans le premier cycle, des activités dites «d'éveil» – visites chez le boulanger du coin ou le supermarché –, multiplie les «sorties pédagogiques» – à Paris, visite obligée de la Tour Effel – et, plutôt que d'initier les élèves à l'anglais en compagnie de Shakespeare, elle les fait déchiffrer des notices commerciales à l'usage des consommateurs qu'ils deviendront. Il y a pire : l'absence totale d'éducation civique et morale. Les sociétés européennes fourmillent d'êtres frustes, avides de consommer et indifférents aux autres. D'où cette grossièreté des rapports humains, que les responsables français appellent pudiquement des «incivilités» et les Russes, des «mœurs de sauvages». A moins d'un sursaut général des peuples, les maîtres de l'économie libérale sont en train de détruire tous les acquis de la civilisation. -1. J'emprunte ce titre à Viatcheslav Kostikov, chroniqueur à la plume acerbe de l'hebdomadaire russe Argoumienti i facti -2. Argoumienti i facti, 26 décembre 2012. -3. Editions Climats, Paris, 1999