Trois centimètres de plus que Napoléon. » Ce fut votre réponse à une journaliste qui vous interrogeait sur le rapport de votre taille et l'ampleur de votre programme. Je n'ai pas vu la scène, mais j'ai été fier de vous. L'Algérien, frondeur, mais sensible jusqu'à la sensiblerie, a toujours été fier de ses dirigeants, à chaque fois qu'ils gagnent une bataille contre l'extérieur, et ce fut le cas. La réponse spontanée, fulgurante, renvoie la question à sa vraie place. Napoléon, petit de taille, a construit un état Français moderne et jeté les bases d'un Etat européen. Tout le monde ne partage pas son action, mais une chose est sûre, l'homme ne laisse pas indifférent. Le code Napoléon, révolutionnaire, est encore en vigueur en France ; conformément à l'esprit de sa conception, il s'adapte dans le temps. Il est révolutionnaire parce « qu'il consacre l'unité de droit sur le territoire et pour l'ensemble des citoyens » ; égalité devant la loi, la référence suprême pour tous ainsi, l'émergence du citoyen est une forme de modernité, de « même que le code Napoléon consacre la séparation du droit, de la morale, du religieux et du politique ». Monsieur le Président, si vous avez fait référence à Napoléon, c'est que toutes ces questions ne vous échappent pas et j'en sais certainement moins que vous sur le sujet ; je ne vais donc pas vous raconter, ici, le code Napoléon, mon propos concernera l'urbanisme et l'architecture de la ville et vous allez voir (si vous me lisez) en gardant la référence napoléonienne. Fondation d'un nouveau contrat social, le code Napoléon va apparaître dans l'urbanisme. Napoléon va construire une ville dans une région hostile à l'Etat central, pour mettre en application concrètement, les idées du code. Lorsque j'ai visité cette ville, Roche-sur-Yon en Vendée, j'avais 20 ans d'observation de la ville de fondation coloniale française en Algérie. La ville d'origine est donc dessinée par Napoléon Bonaparte lui-même. Les habitants de Roche-sur-Yon sont si fiers de leur petite ville et pourtant, il ne faut surtout pas leur parler de Napoléon ! Paradoxe ? C'est la vie. Qu'en est-il de l'urbanisme de Roche-sur-Yon ? Le plan de la ville met en scène les principes de l'Etat central, de l'élu et de la solidarité citoyenne. C'est la mise à mort de l'ancien régime. Tout est dit autour de la place centrale, Place Napoléon ! Un face-à-face pathétique mairie-église, séparation de l'église et de l'Etat. L'Etat moderne et laïc n'est pas un Etat athée, mais l'église sera dépouillée de toutes ses fonctions sociales anciennes pour ne garder que la fonction religieuse. Deux écoles à gauche de la mairie forment la 3e paroi de la place, avec une architecture monumentale à la gloire d'une école laïque, obligatoire et citoyenne ; à droite, des bâtiments civils avec la fonction commerciale au rez-de-chaussée et la fonction résidentielle aux étages (ordre de proximité). Derrière les deux écoles, l'hospice de l'église sera remplacé par l'hôpital civil. Enfin, la charité sera désormais le fait de la mairie et donc de la solidarité citoyenne, une ville citoyenne avec une autre invention : le service public. Le principe de mouvement, de dynamique sera consacré, également, par la ville de Roche-sur-Yon. Ainsi, l'hôpital et la caserne vont se déplacer au fur et à mesure, aussi bien de la consolidation de l'Etat central et de la croissance urbaine. Toute cette causerie, Monsieur le Président, est pour vous rappeler le principe de cette dynamique et le principe d'une gouvernance citoyenne. Ah ! Ne vous plaignez pas, Monsieur le Président, c'est vous qui avez fait référence à Napoléon ! Il y a quelques années, pour des raisons de campagne électorale, ou simplement par désir sincère de régler un problème d'une équipe de football qui vous interpellait à Bab El Oued, vous avez décidé de reconstruire le stade Ferhani. Ce n'est pas le lieu, ce n'est plus le lieu pour un stade. J'ai dit cela à quelques cadres locaux, lorsque j'en ai eu l'opportunité ; la réponse a toujours été : « C'est le programme du Président. » Une bonne gouvernance. Monsieur le Président, n'est-elle pas celle qui permet la parole du retour d'écoute ? Les cadres Algériens sont soumis à une forte pression et sont réduits à gérer des urgences, d'instructions venant toujours de plus haut. La gestion de l'urgence, comme règle permanente de gestion, a manqué et manquera de sérénité et de prospective. Sortir de ce cycle, garantir la sécurité des cadres, est une condition pour une gestion sereine. Le stade Marcel Cerdan a été construit lorsque Bab El Oued était une périphérie d'Alger ; puis il y a eu le stade de Saint Eugène, encore plus loin du centre. Le cimetière et le stade sont des équipements de périphérie. Si le cimetière est difficilement déplaçable, il est aussi une opportunité d'oxygénation de la ville, en ce cas, du centre ville, l'arbre étant un puissant dépolluant, la plantation des cimetières musulmans est souhaitable, d'autant que ce sont des espaces de sociabilité. Communication civilisationnelle Cimetières, casernes, stade, souk, stations d'essence... marquent les portes de la ville. Le destin de ces équipements est un éternel déplacement pour suivre et être en adéquation avec la croissance urbaine, vous avez confirmé cette règle, Monsieur le Président, avec l'équipe dirigeante d'alors, lorsque vous avez décidé de la localisation du complexe du 5 Juillet : à la périphérie de l'époque pour en faciliter l'accès, mais surtout la sortie. Pour revenir au lieu de mon interpellation, vous n'ignorez pas, Monsieur le Président, que c'est le lieu naturel de la diffusion du boulevard du front de mer, ici et autour de la baie, et de diffusion de la centralité ; vous savez que c'est la porte, à la fois, de la ville, de la baie et du continent (de Dunkerque à Tamanrasset avait dit de Gaulle qui a repris Le Corbusier). El Kettani était un bastion qui marquait la limite du rempart français et indiquait un contrôle d'accès. Ce rapport militaire doit être transformé en rapport de communication civilisationnelle, vous savez que les bateaux « frôlent » littéralement ce lieu à l'entrée ou à la sortie du port. L'architecture et l'urbanisme doivent être au service de cette communication civilisationnelle. Ils doivent émettre des signaux culturels, être des ambassadeurs d'une grandeur de l'Etat algérien qui, lui-même, doit être à la hauteur d'un site exceptionnel. Ce site a besoin de rêve, d'audace et même d'utopie. N'est-ce pas une utopie que le boulevard du front de mer (Zighout, Che Guevara, Anatole France) qui est à la fois rempart, soubassement de la ville, boulevard et espace économique ? L'utopie est réalisée et sans utiliser l'argent de l'Etat. Construire la ville sur elle-même en utilisant le site comme matière première pour le financement est l'objectif à atteindre. Mais, me diriez-vous, Monsieur le Président, « tu critiques, tu critiques, mais qu'est-ce que tu proposes ? » Monsieur le Président, je viens de faire référence au boulevard du front de mer, en tant que morphologie générale de la façade maritime, contact ville-mer et finalité de la ville. Pour la fonction à mettre à la place du stade Ferhani, je propose l'opéra de Sidney. La capitale de l'Australie est symbolisée par l'architecture de son opéra ; de même que la tour Eiffel fait penser immédiatement à Paris. Le projet de l'opéra de Sidney est en forme de bateau, dont les voiles sont déployées à la conquête du ciel. De l'audace, Monsieur le Président et même de l'utopie, c'est ce qui fait avancer le monde. Rappelez-vous la révolution algérienne... quelques fusils archaïques, une bonne dose d'audace et l'utopie réalisée. Monsieur le Président, à la place du stade Ferhani, vous avez le choix : L'opéra de Sidney, c'est-à-dire un grand centre culturel Une belle mosquée Un aquarium Un musée de la mer La liste n'est évidemment pas exhaustive, mais avouez, Monsieur le Président, qu'il y a là déjà de belles alternatives. A propos de mosquée, j'ai appris par la presse le projet de construction de la grande Mosquée d'Alger dont le site serait entre la RN5 et la rocade Nord. Permettez à un illustre anonyme qui s'adresse au président de la République, pour la première fois, d'oser émettre un avis différent. Le Cardinal Lavigerie a construit ses installations au centre géométrique de la baie. Par ce geste, il s'est approprié toute la baie d'Alger. La construction de la grande mosquée d'Alger doit être une opportunité pour se réapproprier la baie. Ce sera un acte de décolonisation, en plus, la grande mosquée qui fixera l'axe et le centre de la baie se verra de partout, aussi bien par les habitants, que par les arrivants par bateaux. Ainsi, nous faisons mieux que notre voisin de l'Ouest qui n'a pas cette situation de baie et nous rendons la monnaie (essarf) à Monsieur le Cardinal. Monsieur le Président, l'Algérie a réalisé près de 500 villes nouvelles depuis l'indépendance, grâce à un procédé génial : la restructuration administrative. Le passage de 16 wilayas à 48 et 1541 communes a fait que l'armature administrative a produit une véritable armature urbaine. Cependant, au plan de l'urbanisme, c'est l'éclatement, l'atomisation. Villes au plan des fonctionnalités, mais pas au plan morphologique. Une science que les structures de l'Etat algérien ne semblent pas connaître, par paresse intellectuelle, par souci d'aller toujours au plus vite, méthode qui a prouvé tout le contraire au fil du temps, je ne sais pour quelle raison encore, nous continuons à produire du Bachedjarah et du Bab Ezzouar. Monsieur le Président, un million de logements, c'est l'équivalent de trois fois, au moins la population d'Alger. Or, la démarche conceptuelle, démarche dite programmative, nous achemine directement vers la production de Bachedjarah et de Bab Ezzouar à grande échelle. J'ai vu un programme de 3000 logements conçus comme un ensemble d'objets. 18 000 habitants sur un terrain pouvant contenir 40 000 habitants, véritable ville nouvelle qui doit être conçu comme processus de formation et de transformation. Boufarik n'avait que 10 000 habitants au recensement de 1977, qui peut dire que ce n'est pas une ville ? En vérité, ce sera pire que Bab Ezzouar, car dans ce site, il y a une mixité sociale, les programmes à venir seront des ghettos sociaux et des ghettos spatiaux. Des ghettos sociaux par le ghetto spatial. Pourtant, nous avons un très bel héritage urbain de période pré-coloniale ou de période coloniale. L'héritage urbain colonial n'avait qu'un seul défaut : l'exclusion systématique de l'Algérien, du vrai, car ils avaient renié même notre identité. Tout cet héritage (en fait, plus de 5000 ans d'histoire urbaine en Méditerranée) était basé sur une démarche dite structurelle. La structure avant l'objet, ainsi, l'objet est inséré dans un tissu ; l'objet est situé, doté d'un statut et défini par les relations qu'il entreprend avec ses voisins. La structure définit l'espace public avant l'espace privé. Les structuralistes nous disent que dans la structure, la relation est plus importante que l'élément, la structure est structure, parce qu'elle définit la relation et donne une autonomie (donc existence) à chaque élément. En urbanisme, la structure est d'abord le système viaire (route et réseaux), c'est-à-dire l'espace public et l'espace de gestion par le service public. L'architecte un repère existentiel La structure et l'objet, le commun et le particulier, la diversité et l'unité. « L'unité qui ne vient pas de la diversité est de la tyrannie, la diversité qui ne retourne pas à l'unité, est de l'anarchie et de la confusion. » Ces propos sont de Pascal, qui s'appliquent parfaitement aux questions de morphologie urbaine, dont l'objectif est de produire des synergies. L'approche programmative ne donne pas de synergie, elle produit plutôt la désorientation : bâtiments uniques, pêle-mêle, dans une « assiette » de terrain. Ici, le terrain n'est pas un contexte, c'est une assiette ; assemblage d'objets identiques, c'est l'unité qui ne vient pas de la diversité et aussi, une diversité qui ne retourne pas à l'unité. C'est pourtant si simple. Retour à la tour Eiffel, un objet mis en scène par la présence d'un tissu. La Tour Eiffel, dans un no man's land n'a aucun sens, la verticalité qu'elle représente a besoin de l'horizontalité et d'un point de vue qu'assume le tissu urbain. La tour Eiffel n'a aucune fonction utilitaire (c'est pour cela que c'est un bon exemple). Pourtant, elle a une fonction essentielle dans la ville : la fonction de repère. Elle est repère comme moment de l'évolution technologique de l'humanité. Elle exalte la découverte et l'application de l'architecture de verre et de fer de la révolution industrielle : un tas de fer devient une pure verticalité. C'est le but même de l'architecture, donner du sens à la matière, façonner la matière pour la rendre capable de signifier. Repère historique et repère spatial, évident, n'est-ce pas un véritable repère existentiel ? Elle exprime le parcours d'une culture et le parcours spatial, mieux, elle transforme le parcours en chemin. En effet, le parcours est angoissant, le chemin est rassurant. Un parcours, jonché de repères, devient un chemin : un espace familier, un espace qui abolit la désorientation. « Architecture ou révolution, on peut éviter la révolution. » Cette phrase est dans le premier livre de Le Corbusier, publié en 1925. En 1954, les Français, n'ayant pas écouté Le Corbusier, ont vécu la révolution algérienne déclenchée par des hommes exclus de la ville officielle ; ils ont perdu l'Algérie. Imaginez, Monsieur le Président, un million de logements qui ne produisent que des banlieues. La banlieue est un espace de l'extériorité, de l'exclusion. Cessons d'agir dans la défensive : résoudre des pénuries. Un million de logements est une excellente opportunité pour produire du développement. Seule la ville en est capable. J'ai été trop long, Monsieur le Président, je m'en excuse, pourtant, ce n'est pas fini. Je vous ai parlé de la ville, je vais, si vous le permettez, vous parler de la cité. Les propos que je vais vous tenir, vous voulez bien les mettre sur le compte de l'âge. Je profite, en effet, d'un trait culturel bien algérien, qui fait que l'âge autorise la parole. Que de précaution ! Allons-y. Puisque je suis là à vous dire ce qu'il faut faire et ce qu'il ne faut pas faire, permettez-moi de vous demander de libérer Benchicou. Plusieurs raisons à ma demande : La première est de référence gaullienne. A André Malraux qui se plaignait de l'attitude anticolonialiste de Jean-Paul Sartre, de Gaulle aurait répondu : « On ne tue pas Voltaire. » Le grand Malraux n'avait pas compris que la France officielle devait défendre ses intérêts, mais que la France humaniste doit s'exprimer et exister. Je ne sais pas si Benchicou est un Voltaire, mais il a émis un point de vue différent qui doit exister pour une Algérie totale. Oui, pour la rigueur de l'Etat, oui pour l'écoute. La deuxième raison est que j'ai lu son livre et je ne l'ai pas aimé, parce qu'il focalise trop sur votre personne. Personne ne peut admettre l'insulte, et pourtant, il me semble que le livre de Benchicou est un livre augural et inaugural à la fois. Les biographies des héros de la révolution algérienne nous les présentent comme des êtres unidimensionnels : des êtres de courage et de sacrifice. Cela fait 20 ans que nous regrettons, avec A. Djillali, l'absence de l'homme, de l'humain, dans ces biographies. J'ai bien aimé l'escapade en Espagne, le repos du guerrier, et la preuve que nos héros sont bien des humains avec des tentations, des faiblesses, des maladies, des amours réelles ou impossibles. N'est-ce pas tout cela qui donne plus de grandeur aux héros ? En ce sens, le livre de Benchicou est inaugural. Troisième raison, j'ai toujours imaginé un homme d'Etat avec une très grande hauteur de vue. Vous êtes un homme d'Etat, et la hauteur de vue vous interdit rancœurs et rancunes. Les informations de ces dernières semaines reviennent sur le pardon de Jean-Paul Il à l'homme qui a voulu l'assassiner. En vérité, Monsieur le Président, le pape avait-il une autre alternative que le pardon ? Vous êtes le Président de tous les Algériens, avez-vous une autre alternative que le pardon ? Monsieur le Président, vous venez de vivre une épreuve difficile. Dans ces moments d'épreuve, n'avez-vous pas cherché à tout pardonner et souhaité que l'on vous pardonne tout ? C'est cela notre culture et nous l'aimons ainsi. Vous êtes un homme de combat, Monsieur le Président, vous avez promis de gagner la bataille avec la maladie. Je vous souhaite de retrouver vite une bonne forme. Pour nous rassurer, un signal : un bon coup de colère contre quelqu'un (sans le renvoyer, c'est promis !) en direct à la télévision. Lorsque nous verrons cela, l'Algérie dira : « Le vieux est encore capable d'engueuler son monde, donc il se porte bien. » Respectueusement Notes de renvois (1) : A ces géants morts au combat pour le développement de ce pays : M. Tayeb, L. Hamidi, K. Mahrour, D. Arnirouche.