Des centaines de jeunes Tunisiens ont déjà perdu la vie dans l'enfer syrien, suscitant un tollé grandissant auprès de la société civile et, surtout, des familles qui s'inquiètent sur le sort de plusieurs autres centaines de jeunes partis pour le djihad. Tunis De notre correspondant Le gouvernement tarde pourtant à réagir. Durant les deux dernières semaines, la société civile et les familles ne cessent de multiplier les actions afin de dissuader les jeunes Tunisiens de rallier le front du djihad en Syrie pour chasser Bachar Al Assad du pouvoir et combattre aux côtés des salafistes de Jabhat Al Norsa. Il est vrai que les nouvelles venant du front n'encouragent pas à en faire partie. Les victimes tunisiennes connues se comptent par dizaines et l'on parle de plusieurs centaines de victimes, si l'on croit certaines sources, sans compter ceux qui sont emprisonnés dans les geôles du régime syrien. Un tel sort obscur, finalement dévoilé, a aidé à briser le tabou édifié autour de cette question, malgré le silence complice des autorités qui font la sourde oreille face à cette problématique. Les langues n'ont commencé que dernièrement à se délier concernant les réseaux djihadistes menant les jeunes Tunisiens en Syrie. Ce n'était d'ailleurs pas facile. Il a fallu le courage de certaines mères, qui craignent pour la vie de leur progéniture, pour oser s'interroger sur la légitimité de ces départs. La signature et l'argent de Doha L'opinion publique a pris ensuite le relais et plusieurs enquêtes ont été diligentées concernant les filières de recrutement des djihadistes en Syrie. Depuis, de multiples vérités cachées ont été mises à nu. Le djihadisme ne se limite pas à cette piété apparente. Des sources concordantes affirment que le Qatar monnaie le «recrutement» des brigades de djihadistes étrangers. On parle même de cours pouvant aller jusqu'à 2000 euros par tête de combattant. En opposition à la guerre en Libye, dont les acteurs étaient exclusivement locaux du côté des rebelles, l'opposition syrienne n'est pas parvenue à s'attirer la sympathie de ses concitoyens. Plusieurs dérapages des combattants de l'opposition ont terni son image auprès de la population. Face à ce déni local, les monarchies du Golfe se sont rabattues sur les mafias du djihadisme international pour recruter les jeunes volontaires. Lesquels réseaux puisent essentiellement en Arabie, Libye et Tunisie. Les chiffres montrent toutefois que ce sont les néophytes tunisiens, «djihadistes» de la 25e heure qui présentent le plus grand lot. Leur amateurisme a fait d'eux les principales victimes. Face à la croissance du nombre de victimes parmi les jeunes Tunisiens, la société civile a sonné l'alarme. Il y a une condamnation ouverte de ce recrutement. Le président Marzouki s'est joint lui-même à cette condamnation presqu'unanime. Le parti Ennahda est le seul à se taire sur ces départs sans oser défendre ce choix de rallier les combats en Syrie, encouragé par les «sponsors qataris». Cette prudence d'Ennahda indique que l'on n'est plus dans les moments d'euphorie de l'été 2011, quand Noureddine Khademi, alors qu'il n'était pas encore ministre, appelait les jeunes à rallier le djihad en Syrie. Il s'est aujourd'hui rétracté et a appelé, pas plus tard qu'hier, sur les ondes de la radio Shems FM à dévoiler les parties qui sont derrière cet enrôlement des jeunes Tunisiens en Syrie. Certaines sources affirment toutefois que des organisations caritatives liées à Ennahda seraient très actives dans «l'exportation des djihadistes tunisiens vers la Syrie». De tels propos ne vont pas à l'encontre de la tendance préconisée par un gouvernement qui a abrité le premier congrès international des amis de la révolution syrienne, et a été le premier à rompre ses relations diplômatiques avec le régime de Bachar. «Nuançons toutefois un peu les propos puisque le président Marzouki, jadis fer de lance de cette attaque de front en soutien à l'opposition syrienne, dénonce aujourd'hui ces vagues d'enrôlement des jeunes Tunisiens dans les réseaux djihadistes», rappelle l'islamologue Néji Jalloul. «La question est très complexe. Regardez un peu comment la France part en guerre contre AQMI au Mali et soutient l'opposition syrienne, alliée d'AQMI», ajoute-t-il. Chocs émotionnels Ennahda est toutefois sur la défensive surtout après le buzz médiatique créé par les histoires de djihadistes ramenés in extremis alors qu'ils s'apprétaient à se rendre au front en Syrie. Il s'agissait de chocs émotionnels très influents sur la population. Une fois, la mère et l'épouse d'un jeune ont pu le rejoindre à temps à Istanbul, avant qu'il ne prenne l'avion qui devait le conduire en «terre du djihad». Une autre fois, plusieurs membres des familles de cinq jeunes de Hergla les ont rejoints à Benghazi et les ont récupérés avant leur départ en Turquie. La dernière révélation porte sur un handicapé sur chaise roulante qui est rentré avant-hier de Syrie où il s'était rendu pour le djihad. Invraisemblable mais vrai ! Il y a donc de quoi faire douter Ennahda, surtout que ceux qui sont rentrés n'ont pas manqué de révéler plusieurs dérapages dans les rangs des djihadistes. En plus, la société civile n'est plus prête à se taire. Elle crie haut et fort son désarroi. Dans ses interventions sur les plateaux médiatiques, l'universitaire Riadh Sidaoui attire l'attention sur les risques encourus par la Tunisie avec le retour de ces centaines de djihadistes partis en Syrie et endoctrinés par la culture de la violence. «L'exemple de l'Algérie et de ses jeunes, rentrés d'Afghanistan après y avoir combattu, ne saurait être ignoré», ne cesse-t-il de rappeler. «Toute la société doit se dresser pour lutter contre ce phénomène», appellent plusieurs ONG. Un imam a même osé s'attaquer au phénomène dans son prêche de vendredi dernier, acceptant d'avoir sur le dos les hordes de salafistes. Les familles des jeunes Tunisiens partis en Syrie s'interrogent sur le silence des autorités par rapport à leurs inquiétudes quant au sort de leur progéniture. Elles réclament que le gouvernement installe une cellule de crise au ministère des Affaires étrangères pour répondre à leurs interrogations concernant leurs enfants. «Les autorités doivent assumer leurs responsabilités en la matière», pensent les parents. La guerre est donc lancée contre ce danger qui hante la société. Espérons qu'il ne soit pas déjà trop tard.