Une ville en temps de guerre» est le dernier ouvrage d'Abdelkader Djemaï publié aux éditions du Seuil. Venu tard à l'écriture, après une carrière de journaliste, Abdelkader Djemaï a publié son premier roman, Sable rouge, en 1996, en pleine décennie noire, un roman qui narre un épisode traumatique de cette période. Son écriture ne fait pas de vague particulière, mais je la trouve inspiratrice, d'une part parce qu'elle est subtile et, d'autre part, capable de créer une atmosphère, une ambiance qui fait que le lecteur est happé par un style sobre, clairement chaleureux où l'humain trouve toute sa place. Avec ce récit, sorti au mois d'avril, le romancier investit une page de l'histoire de l'Algérie et d'Oran en particulier. Il relate un épisode crucial de notre histoire, où les villes étaient à feu et à sang, c'est à dire celle qui se situe entre 1960 et 1962 quand l'Algérie était encore sous le régime colonial, mais en route vers sa libération. Comme l'Algérie était un département français et que la colonisation de l'Algérie était une colonisation de peuplement, ce roman met au centre de l'histoire narrée les deux communautés algérienne et pied-noire. La violence devenait grandissante et persistante dans les grandes villes et Oran n'était pas épargnée. Ces années étaient celles où une frange de la population pied-noire se radicalisait par le biais de l'OAS (Organisation de l'armée secrète) qui refusait l'indépendance de l'Algérie et militait pour une Algérie française, semant terreur et assassinats. Dans le même temps, le romancier narre ses souvenirs d'enfance et d'adolescence dans Oran et ses environs. Tout cela reste une fiction et, donc, le romancier n'utilise pas le «je» autobiographique, l'ouvrage ne s'inscrivant pas dans ce genre. Il crée un personnage, Lahouari Belguendouz, qui revit cet épisode historique et ce subterfuge fictionnel lui donne une liberté pour justement rappeler des moments forts et intimes, comme il me l'a confirmé lui-même. C'est à travers ce personnage que cette période est revisitée. A partir de la perception du monde d'un «gamin» qui raconte son histoire, entre la nostalgie de l'enfance, les moments heureux, parfois insouciants de l'adolescence, et les souvenirs douloureux des actes de l'OAS qui reviennent comme un boomerang. Cette mémoire de la chose historique est difficile à analyser à cet âge-là, et je dois dire que ce roman m'a ramené à mes propres souvenirs de cette période de mon enfance dans mon Alger natal. Ce sont les détails d'instants de vie dans la grande Histoire qui s'égrènent. Jusqu'à la fin de 1960, Oran était plus ou moins épargnée par la grande violence, et c'est donc juste avant l'indépendance que la ville vit ses moments les plus douloureux. Avec sincérité, Abdelkader Djemaï nous introduit dans le milieu pauvre de sa famille, partie du village d'Oued Sebaâ qui se trouvait à une heure d'Oran pour se retrouver aux abords de la ville et, ensuite, à Maraval au moment où l'OAS justement commençait à sévir. Pour échapper à la mort, la famille a dû quitter ce quartier où les deux populations habitaient ensemble : «Quitter Maraval, dont le décor paisible et champêtre venait de se casser comme une assiette qui explose sur le sol. Il fallait fuir les tueurs et les incendiaires qui terrorisaient ou tuaient les Algériens pour les chasser des quartiers européens où ils habitaient.» La métaphore est justement cette écriture qui fait que l'on ressent les sentiments avec plus de force. Dans cette famille, tout manquait et c'est avec des mots simples que cela est dit, comme la séparation entre les quartiers riches où habitaient la plupart des Français et les quartiers démunis où habitaient les Algériens. Les pères de famille arrivaient difficilement à joindre les deux bouts et le quotidien des familles qui vivaient dans des «haouchs» et «se contentaient d'un couscous – le plus économique, au lait – ou d'un seul grand plat de lentilles, de pois cassés ou de sardines, quand elles n'étaient pas chères. Il était toujours accompagné de beaucoup de pain, d'une bouteille de limonade. Les voisines se prêtaient du sel, un peu d'huile, du poivre ou du café». D'autres souvenirs, avec ses camarades de classe, sont racontés, comme les incursions au centre-ville d'Oran pour aller au cinéma, Le Colisée ou L'Empire, et déguster un «créponné». Ces rares moments se déroulent surtout le jour de l'Aïd. Il se rappelle du quartier Petit-Lac, construit dans le cadre du plan de Constantine en 1958, avec ses toutes petites maisons où s'est déroulé le massacre de 1962 par un sinistre Moueddoune Attou, chef de zone de ce quartier. «Ce même Attou et ses hommes avaient égorgé des pieds-noirs qui se dirigeaient vers l'aéroport. Il avait été arrêté par l'ALN quelques jours plus tard». Des détails restitués avec précision. «Juste avant l'indépendance, la peur s'installe dans la ville avec toutes sortes de rumeurs, comme celle concernant l'empoisonnement de l'eau par l'OAS. Le jeune Lahouari venait juste d'étancher sa soif en cette fin de journée d'été à la fontaine publique de la rue Pitolet quand une voix a crié : Ne bois pas !! L'OAS a empoisonné l'eau !! Ce fut comme si les mains glacées de la mort s'étaient posées sur sa nuque». Sont évoquées aussi les bombes, les assassinats d'Algériens, de pieds-noirs, qui étaient pour l'indépendance de l'Algérie, de francs-maçons, de libéraux et de communistes favorables aussi à l'indépendance et également les militaires venus de métropole pour défendre la voie choisie par le général de Gaulle qualifié d'usurpateur et de parjure par la radio de l'OAS. Lahouari raconte l'assassinat de quelques membres de sa famille par l'OAS dont un cousin et une tante. Il était observateur et ne saisissait pas très bien tous les enjeux. Cependant, Lahouari sait que son adolescence traverse une grande tragédie humaine et, cinquante ans après, la mémoire de ces moments est toujours là, chez ceux qui ont vécu cette histoire de la ville. La mémoire est transmise aux enfants, qu'ils soient algériens ou pieds-noirs, ceux du petit peuple qui, souvent, reviennent de France vers cette ville, car l'Algérie est toujours présente en eux. On sent à travers ce roman, combien Abdelkader Djemaï aime cette ville d'Oran qui a été le berceau de son accomplissement intellectuel et politique. Humain aussi, bien sûr. Abdelkader Djemaï, Une ville en temps de guerre, Récit, Ed. du Seuil, Paris, avril 2013.