Les recherches se font en dehors de l'université algérienne et en dehors du ministère de l'Enseignement supérieur.» C'est un constat amer que vient de faire l'historien Daho Djerbal. Il illustre son affirmation avec des exemples qu'il a lui-même vécus durant de longues années d'exercice à l'université d'Alger et de recherche sur l'histoire de l'Algérie. Invité hier au Forum hebdomadaire du quotidien Liberté, l'historien évoque toutes les contraintes et tous les bâtons mis dans les roues des historiens pour que les vérités historiques n'éclatent pas. Daho Djerbal présente, en effet, une situation lamentable de l'université algérienne qui n'est plus un lieu favorable au savoir et à la recherche. Surtout en histoire. Selon lui, l'encadrement laisse à désirer, les centres des archives sont peu accueillants envers les jeunes chercheurs et les instituts d'histoire n'ouvrent pas leurs portes aux historiens algériens. «J'ai rencontré des jeunes chercheurs qui sont chargés par leurs encadreurs de réaliser des thèses impossibles. Une jeune doctorante a été chargée de faire une thèse sur ‘l'image des Algériens chez les Français de 1830 à 1962'. Ce thème est tout simplement vague et irréalisable. De plus, les étudiants reviennent souvent déprimés des centres des archives. Ils sont mal accueillis : s'ils arrivent à avoir l'autorisation d'accéder aux archives, ils n'ont pas le droit de photocopier plus de trois feuillets par jour. Financièrement, ils reviennent ruinés sans pour autant pouvoir avancer dans leurs travaux», explique-t-il. Et de lancer : «Les archives sont une propriété collective et non pas une propriété privée. Malheureusement, l'historien ne peut pas les consulter s'il n'est pas aidé par ses connaissances personnelles.» Ces témoignages de Daho Djerbal confirment l'absence d'une réelle volonté politique d'écrire ou de réécrire l'histoire du pays. Y a-t-il une peur officielle de la vérité sur les faits historiques ? Visiblement, oui. L'historien cite encore d'autres exemples. «L'histoire ne s'écrit pas avec une gomme» Il revient d'abord sur le feuilleton interminable des mémoires du défunt Lakhdar Bentobal. «Lakhdar Bentobal avait présenté ses mémoires à la Société nationale d'édition et de diffusion (SNED) pour publication. La direction de la SNED était d'accord pour la publication, mais on lui a demandé d'enlever les noms cités dans les ouvrages et de ne laisser que des initiales. Il a répondu ainsi : l'histoire ne s'écrit pas avec une gomme», relate-t-il. L'historien, qui est l'auteur de ces mémoires, affirme qu'ils «sont tout simplement séquestrés depuis la mort de Lakhdar Bentobal». «Par qui ? Pourquoi ? Je n'en sais rien. Il y a trois ans, le fils aîné de Bentobal est venu me voir à ce sujet. J'ai signé avec lui une convention, dans laquelle j'ai renoncé à tous mes droits financiers, tout en exigeant de garder le nom de l'auteur. Depuis je n'ai reçu aucune réponse», indique-t-il. Daho Djerbal rappelle aussi, pour illustrer cette peur de la vérité, l'empêchement d'une conférence de Mohammed Harbi et Mohamed Merrouche en 2003. «Je ne peux aussi présenter aux étudiants mon dernier livre sur l'organisation spéciale de la Fédération de France», explique-t-il. Ces contraintes ne favorisent pas une meilleure écriture de l'histoire nationale. «C'est pourquoi, ajoute-t-il, nous vivons encore avec des incertitudes.» Et l'une de ces incertitudes concerne les statistiques des victimes du colonialisme, en particulier celles des événements du 8 Mai 1945. «Le chiffre de 45 000 victimes algériennes est discuté et discutable. Nous n'avons pas suffisamment d'études en mesure de le vérifier. C'est le même cas pour celui de 1,5 million de martyrs de la Révolution», lance-t-il. Revenant sur le thème initial du forum, en l'occurrence l'anniversaire des événements du 8 Mai 1945, il affirme que ceux-ci n'étaient pas spontanés. «Il y a eu des prémices et des signes avant-coureurs à la fin des années 1930 et au début des années 1940. La détresse économique dans les régions rurales a débouché sur des conflits au niveau local. Des membres de la djamaâ qui ont été triés sur le volet par l'administration coloniale se sont révoltés contre elle. Et c'est cette dissidence qui est à l'origine de ces événements», dit-il. Se référant à un témoignage du moudjahid Ahmed Bouda, il affirme que le PPA n'était pas l'initiateur de la manifestation du 8 Mai 1945, qui a été sauvagement réprimée par l'armée coloniale. «Le PPA avait organisé une manifestation, le 1er mai à Alger. L'insurrection n'était pas dans son programme. C'est l'association des Amis du manifeste et de la liberté (AML) de Ferhat Abbas qui a appelé à cette manifestation», souligne-t-il, relevant que la réaction du colonialisme était similaire à celle avec laquelle il avait réprimé l'insurrection d'El Mokrani en 1871 : «Au fond, les autorités civiles et militaires avaient un désir de réprimer et d'écraser les populations entières. C'était une véritable guerre contre des civils.»