Il n'y pas que les paillettes, les soirées dansantes, les belles rencontres et les surprenantes découvertes à Cannes. Cannes. De notre envoyé spécial
Le Festival du cinéma est également un rendez-vous d'un autre genre : celui des grandes douleurs de l'Histoire. Trois films ont ravivé les souffrances à la Croisette : L'image manquante, du Cambodgien Rithy Panh, Le dernier des injustes, du Français Claude Lanzmann et Omar, du Palestinien Hany Abu Assad. Les deux premiers sont des documentaires, le troisième une fiction. Omar est un long métrage qui replonge dans le calvaire presque quotidien du peuple palestinien. La première image de ce film suffit presque à tout dire : Omar (Adam Bakri) tente d'escalader le mur de séparation pour rejoindre Nadia, sa bien-aimée. A chaque fois, il risque sa vie puisque les soldats israéliens n'hésitent pas à tirer sur ceux qui dépassent le mur. Le jeune Omar, qui brave presque chaque jour le danger, se fait quand même arrêter par des soldats israéliens qui lui demandent de se mettre debout sur une pierre et de ne pas bouger pour l'humilier. Mais le jeune ouvrier boulanger croit à l'amour. Et à la résistance à l'occupation. Pour atteindre ses objectifs, il crée avec Tarik (Eyad Hourani) et Amjad (Samer Bisharat), amis d'enfance, une «cellule», loin des chefferies conventionnelles. On voit bien que ces jeunes Palestiniens ne croient ni à Hamas ni à l'OLP. Prise de position du cinéaste ? On peut le penser. Le peuple palestinien cherche aussi son «printemps» pour transcender les conflits politiques entre Ghaza et Ramallah, entre le parti islamiste de Khaled Mechaal et l'Autorité de Mohamed Abbas. Après des hésitations, Omar et ses copains «passent» à l'action en tirant sur un soldat israélien. Les services de renseignements, visiblement bien informés, lancent la chasse aux assaillants. Omar est arrêté et torturé. Soumis à un chantage, dont seul le Shabak (services israéliens) possède le secret, il doit céder sur certaines choses pour retrouver la liberté et l'amour. Amour et liberté vont-ils ensemble ? Le jeune homme y croit. Nadia est-elle le seul horizon qui lui reste face à la muraille ? A première vue, oui. Les parents d'Omar sont complètement effacés. A deux reprises, on les voit manger à table. Le père ne dit aucun mot. Echec d'une génération ? D'un idéal ? Le jeune homme évolue dans un univers social où n'existent que Tarek et Amjad et, bien entendu, Nadia. Plus tard, il découvrira que le fil de l'amitié est mince. C'est le double drame. Le long métrage de Hany Abu Assad est raconté comme un roman. Un roman sur la trahison et l'amour, sur l'engagement et le désir de vivre, le désespoir et le rêve, les manipulations et les ruses… Le scénario à triple couche est puissant. Il donne toute sa valeur à un film qui ressemble à un thriller sans l'être. Un film qui invite tant à une réflexion libre sur la situation actuelle en Territoires palestiniens. L'idée bien exploitée «d'un traître parmi nous» suggère que le combat pour la liberté ou les libertés n'est jamais gagné d'avance. Par rapport à ses précédents films, Hany Abu Assaâd s'engage plus au plan artistique, mais politique également. Les couleurs du drapeau palestinien «voyagent» le long du film à travers les habits des comédiens. L'acteur américano-palestinien, Waleed Zuaiter, dans le rôle de l'officier traitant du Shabak, est excellent. Autant que le jeune Adam Bakri, natif d'une famille d'artistes. «Les comédiens ont joué avec cœur. Ils se sont bien adaptés au jeu physique. Cela a donné plus d'intensité au film. Les comédiens ont cru à ce film», a confié le cinéaste. Omar méritait amplement sa place dans la sélection officielle pour la Palme d'Or. Comparé à certains films vus à Cannes, ce long métrage est plus vrai, plus intense, plus proche de l'expression cinématographique sincère. En 2005, Hany Abu Assad avait réalisé Paradis Now, un film qui s'est distingué par une certaine conviction de traiter des sujets sans complexe en contournant les mines qui peuvent exister sur le chemin de tout cinéaste qui aborde la question palestinienne ou le conflit du Proche-Orient. Le cinéaste cambodgien, Rithy Panh, a, lui, fouillé dans sa mémoire pour retrouver d'anciens traumatismes. Dans L'image manquante, film d'animation avec des figurines en terre cuite colorée (conçues par Sarith Mang) et des documents d'archives, ce cinéaste et essayiste revient sur l'époque noire des Khmers rouges. «Il y a tant d'images dans le monde, qu'on croit avoir tout vu. Tout pensé. Depuis des années, je cherche une image qui manque. Une photographie prise entre 1975 et 1979 par les Khmers rouges, quand ils dirigeaient le Cambodge. A elle seule, une image ne prouve pas le crime de masse», explique le commentaire. Les Khmers rouges, qui défendaient un certain idéal communiste, avaient réduit le peuple cambodgien à la famine. Menés par le criminel Pol Pot, ils ont commis des exécutions collectives, massacré tous les opposants, éradiqué toute contestation, systématisé la torture, réduit le pays à un immense camp de concentration. Au début, ils étaient venus pour libérer le pays après avoir battu les troupes de Lon Nol en avril 1975. Angkar (Organisation révolutionnaire) allait devenir le symbole de la terreur dans ce pays d'Asie. Plus d'un million de Cambodgiens ont été tués par…les libérateurs ! Rithy Panh, interné dans un camp de travail en pleine forêt, garde intacts les souvenirs d'enfance. Il se rappelle de la mort de son père qui a refusé de se nourrir, de l'agonie d'autres gamins. «On se nourrissait de souris et de racines d'arbres. Les cadres des Khmers rouges, eux, mangeaient à leur faim tout ce qu'il voulaient», se souvient-il. Plus loin, il se rappelle encore : «…parfois, un avion traverse le ciel. Est-ce qu'il nous observe ? Est-ce qu'il va me parachuter un appareil photo pour que le monde sache enfin ? L'image manquante, c'est nous… Je n'ai plus de nom, plus de famille, plus d'espoir, mais je garde un cœur humain». Rithy Panh a perdu un jeune frère le 17 avril 1975 à Phnom Penh, jour du débarquement du nouveau pouvoir. «Avec sa guitare, il n'a pas dû plaire aux Khmers rouges, ni son regard, ni sa mèche de 16 ans, ni ses chansons», se souvient-t-il encore. Débordant d'émotion, «L'image manquante» a une certaine valeur historique sur l'une des périodes les plus sinistres du siècle dernier en Asie, même si le film n'est pas une reconstitution des faits. Le problème est que cette émotion déborde, au point de brouiller les yeux, voire l'esprit, du spectateur dont il souhaite gagner l'adhésion. C'est déjà presque acquis avec le texte, bien écrit, et le déroulement de ce récit de l'horreur. Inutile donc d'en rajouter. Rithy Panh souffre toujours de ce qu'il a vécu. Sa blessure est toujours ouverte. Depuis 1999, il n'a pas cessé de revenir à la charge sur les horreurs des Khmers rouges. Il n'y a qu'à citer S21, la machine de mort khmère rouge (2002) et Les gens d'Angkor (2003). Dans ses livres, il a poursuivi cette quête de la vérité et de dénonciation de crimes contre l'humanité. «La vie m'a mis à cette place : quand on vit ce que j'ai vécu et qu'on ne meurt pas, on est obligé de témoigner. Transmettre la parole des morts est essentiel pour moi. J'espère que cela peut aider le travail des historiens au Cambodge, le travail des juges aussi, mais je ne le fais qu'en tant que cinéaste», a-t-il déclaré à Télérama. La plupart des chefs de guerre des Khmers rouges échappent à ce jour à la justice. L'impunité qui a couvert leurs crimes est un exemple parfait de ce que peut être une justice muette et ligotée, une justice injuste. Reste que «L'image manquante» de Rithy Panh défend une idée essentielle de nos jours, celle du cinéma de témoignage. Une idée à explorer en Algérie où l'on a bien peu dit et montré sur les nombreux crimes, exécutions sommaires, tortures, enlèvements et massacres des années 90. A 87 ans, Claude Lanzmann continue, pour sa part, à remonter la machine du temps et à dénoncer les crimes nazis contre les juifs d'Europe centrale. En 3h40 il raconte, dans Le dernier des injustes, les souffrances de personnes de confession juive dans le ghetto de Theresienstadt, créé par les nazis en septembre 1941, non loin de Prague. Lanzmann a basé son travail de recherche sur une interview réalisée à Rome en 1975 avec Benjamin Murmelstein, dernier président du Conseil de ce ghetto. «Un ghetto mensonge élu par Adolf Eichmann pour leurrer le monde», soutient le réalisateur. Adolf Eichmann, autrichien d'origine et officier SS, était un haut fonctionnaire du régime d'Adolf Hitler. Il avait été chargé par le IIIe Reïch des «affaires juives». L'Histoire a retenu qu'il avait lui-même mis en place le dispositif terrifiant de la «solution finale» en janvier 1942. Il s'agissait d'exterminer les juifs après leur transfert dans des camps comme ceux de Sobibor, Treblinka et Auschwitz. Ce film, qui présente Adolf Eichmann comme «un démon antisémite», montre que le ghetto de Theresienstadt n'était pas «un lieu de repos» comme cela avait été présenté par la propagande nazie. Il rappelle que les nazis avaient installé un Conseil des Anciens pour «gérer» le ghetto et désigné «le plus ancien des Juifs» pour gérer ce conseil. En quatre ans d'existence du ghetto, trois doyens se sont succédé à la tête de ce conseil. Le premier, Jacob Edelstein, un sioniste, avait été déporté à Auschwitz, puis tué. Le deuxième, Paul Eppstein, mourut d'une balle dans la nuque. Le dernier, Benjamin Murmelstein, rabbin de Vienne, avait pu prendre la fuite grâce à un passeport diplomatique de la Croix-Rouge. Après une période de détention à Prague, il avait décidé de s'exiler à Rome. Benjamin Murmelstein s'est lui-même appelé le «Dernier des injustes». Il avait été accusé par des survivants d'avoir «collaboré» avec les nazis. Ce que récuse Claude Lanzmann dans son film où l'on perçoit une certaine réhabilitation de l'homme. Pour lui, Murmelstein était un homme exceptionnel, grand savant, courageux et immensément intelligent. Le cinéaste l'avait rencontré lors de la préparation de son film Shoah (1985). A Cannes, Le dernier des injustes a été projeté en présence d'un beau monde : la Première dame de France, Valérie Trierweiler, la ministre de la Culture française, Aurélie Filippetti, le PDG de France Télévision, plusieurs cinéastes et autres personnalités. «Le Festival a toujours tenté de ne pas manquer ce cinéaste. L'œuvre de Claude Lanzmann est en mouvement. Une œuvre qui se déploie, qui embrasse un siècle, puis le siècle suivant. Ce film le prouve. Cela nous rappelle ce que fut notre siècle passé. Le Festival n'est pas le même quand Claude Lanzmann est là ou quand il n'est pas là», a déclaré Thierry Frémaux, délégué général du Festival de Cannes avant la projection. «Il y a quand même du monde, ça me fait plaisir. Je salue Valérie Trierweiler qui a fait le voyage de Paris pour être là ce soir. Thierry Frémaux a aimé tellement mon film qu'il voulait le mettre en compétition officielle. Je l'ai supplié de ne pas le faire en lui disant : laisse moi creuser mon sillon en solitaire», a déclaré Lanzmann en saluant également sa jeune équipe technique et de production. En février 2013, ce cinéaste a reçu un Ours d'Or d'honneur pour l'ensemble de son œuvre au prestigieux Festival international de Berlin. Il a réalisé plusieurs documentaires comme Pourquoi Israël (1973), Tsahal (1994), Un vivant qui passe (1997) et Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures. Ami de Jean Paul Sartre et de Simone de Beauvoir, Claude Lanzmann a collaboré à la revue Les Temps modernes dont il est aujourd'hui le directeur. Il a été parmi les signataires du Manifeste 121 qui dénonçait la répression coloniale en Algérie. Ainsi, sous les fastes people du Festival de Cannes, sous les éclats de l'industrie cinématographique internationale, le septième art parvient encore à exprimer les douleurs de l'humanité, même si elles ne bénéficient pas, ici, des mêmes attentions et de la même visibilité.