En treize ans de carrière, Abdellatif Kechiche, cinéaste tunisien vivant en France, a récolte une dizaine de prix pour des film d'un profond réalisme poétique. Cela fait bien longtemps que le Festival de Cannes a fermé ses portes, voire ses fenêtres, au cinéma arabe et africain. Les films produits dans les pays arabes, ou africain, sont souvent «mis» dans les sections parallèles et autres projections spéciales du festival. Autant donc dire que voir, dimanche soir, le Tunisien Abdellatif Kechiche décrocher la palme d'or pour son film La vie d'Adèle, chapitre 1 et 2 est un événement. Une surprise ! La seule palme d'or obtenue par le septième art arabe et africain fut en… 1975 avec le long métrage de l'algérien Mohamed Lakhdar Hamina, Chronique des années de braise. Depuis cette date, en trente-huit ans, seuls les cinémas européens et américains ont été primés : Les Etats-Unis onze fois, l'Italie trois fois, la Grande-Bretagne trois fois, le Danemark trois fois… Il y a eu des exceptions avec le Japon qui a obtenu trois fois la Palme d'or grâce notamment à Shohei Imamura, la Turquie, l'Iran, la Thaïlande, l'Australie et la Chine une fois chacun. Le jury présidé par l'américain Steven Spielberg a donc fait preuve d'une certaine audace en attribuant la plus grande distinction du festival à un film réalisé par un Tunisien. Maintenant pour la nationalité du long métrage, La vie d'Adèle demeure un film français. La France qui obtient sa troisième palme d'or en 66 ans (si l'on ne compte pas Underground d'Emir Kusturica récompensé en 1995 et qui est une co-production franco-germano-serbo-hongroise). Le courage du jury Spielberg est également lié au sujet même du film de Abdellatif Kechiche, l'homosexualité féminine. «La faute à Voltaire » Le jour même de l'annonce du palmarès, des milliers de personnes, rassemblés par la droite, manifester à Paris contre le mariage pour tous, une loi gay friendly votée par le Parlement français. Politique tout cela ? Possible. Cela n'enlève rien au talent de Abdellatif Kechiche, qui a une solide formation théâtrale, et qui est un cinéaste qui creuse tranquillement son sillon dans les champs vastes de la cinématographie contemporaine. Depuis La faute à Voltaire en 2000, il n'a pas cessé d'évoluer au fil du temps, des déceptions, des passages à vide, de la colère et des réussites. La faute à Voltaire qui raconte les mésaventures de Jalel, un migrant tunisien qui se fait passer pour un réfugié politique algérien à Paris, a décroché le lion d'or de la première œuvre à la Mostra de Venise. La comédie dramatique obtiendra d'autres distinctions à Namur et à Cologne notamment. En 2004, avec L'esquive, Abdellatif Kechiche s'est installé dans le cercle des cinéastes promis à un bel avenir. Marqué par une certaine tendresse et un humanisme certain, L'esquive nous plonge dans l'univers des banlieues en France avec beaucoup de finesse. Ce deuxième long métrage a également obtenu des prix (César du meilleur film et du meilleur réalisateur en 2005). Toujours plus haut, toujours plus fort, Abdellatif Kechiche est revenu à la charge en 2007 avec un film savoureux, La graine et le mulet. Il y évoque une variété du couscous tunisien, préparé, comme dans la côte Est algérienne, avec du poisson. La cuisine n'est bien entendu qu'un prétexte pour le cinéaste pour évoquer les tourments d'un homme, Slimane Beiji (Habib Boufares), qui partagé entre deux familles, se donne une nouvelle vie à travers la restauration. Un drôle de film pour une thématique sérieuse. C'est un peu le style de Abdelatif Kechiche qui rappelle parfois ceux de Ken Loach ou de Jean Renoir. Un cinéma naturel, simple, réaliste et humaniste. La comédie La graine et le mulet a également décroché plusieurs César en 2008 dont ceux du meilleur film et du meilleur scénario. La caméra de Abdellatif Kechiche se pose sur le détail, les paroles, les regards, les mouvements, les expressions faciales… L'humain en dialogue avec lui même, avec l'autre, avec l'environnement, la société, la famille… La vie d'Adèle s'inscrit totalement dans ce souci artistique de Abdellatif Kechiche. Son intérêt pour la relation chaude entre deux femmes, Emma, une plasticienne aux cheveux bleus (Léa Seydoux) et Adèle, une lycéenne en plein crise d'adolescence (Adèle Exarchopoulos, une révélation de Cannes 2013) n'a pas objectif d'aborder l'homosexualité d'une manière crue. Même les scènes de sexe, assez osées, ne vont pas dans ce sens. En trois heures, Abdelatif Kechiche, qui a adapté son film d'une bande dessinée Le bleu est une couleur chaude de Julie Maroh (Consacré meilleur album international en 2011 lors du 4e Festival international de la BD d'Alger, FIBDA), aborde avec un œil attentionné les rapports amoureux dans toutes leurs complexités, les jeunes et leur désir de vivre, la société d'aujourd'hui et ses codes mutants et, bien entendu, les libertés. «Je voudrais dédier ce prix et ce film à cette belle jeunesse de France que j'ai rencontrée durant la réalisation de ce film et qui m'a appris l'espoir de liberté et du vivre ensemble. Aussi à une autre jeunesse, il n'y a pas très longtemps, qui a vécu la révolution tunisienne, un acte extraordinaire, pour lui inspirer comment vivre librement, s'exprimer librement, aimer librement», a déclaré Abdellatif Kechiche lors de la cérémonie de remise des prix, dimanche soir à Cannes. Enfin, il faut noter que Abdellatif Kechiche a eu, en 1985, une expérience en tant que comédien avec le cinéaste algérien Abelkrim Bahloul dans son film Le thé à la menthe. Abdellatif Kechiche interprétait le rôle de Hamou, un migrant algérien vivant à Barbès à Paris.