-La production nationale de médicaments est menacée par la levée des mesures de protection en liaison avec l'adhésion de l'Algérie à l'OMC. Qu'en pensez-vous ? Je pense nécessaire, pour vos lecteurs, de commencer par situer de manière précise le problème réellement posé. Avant tout, il faut rappeler que le secteur de la production pharmaceutique nationale est, aujourd'hui, le seul de notre industrie qui bénéficie encore d'une mesure sérieuse de protection, à travers les décisions prises depuis 2008 d'interdire l'importation de tout médicament dont la fabrication peut être valablement assurée par un producteur public, privé ou étranger établi sur le marché. Il n'est pas anodin de relever que cette mesure a été plutôt efficace, si l'on considère que, malgré toutes les contraintes d'un climat des affaires délétère, le taux de satisfaction des besoins nationaux en médicaments par la production nationale est passé de 18% en 2008 à près de 40% en 2012. Mais alors, pourquoi lever une mesure de protection si efficace ? On peut supposer que cela est lié à une demande spécifique du gouvernement américain. En effet, le rapport 2013 de l'USTR (chargé des négociations commerciales internationales aux USA), rendu public en mai dernier, fait référence explicitement aux restrictions qui frappent, depuis 2009, l'importation en Algérie d'une liste de produits pharmaceutiques dont l'approvisionnement est assuré entièrement et de manière satisfaisante par les producteurs nationaux. Ce rapport public, disponible sur le site internet www.ustr.gov/sites/.../05012013%202013%20Special%20301%20Report.pdf, place l'Algérie en liste prioritaire des pays dont la politique commerciale externe devrait être questionnée par l'administration américaine. C'est sans doute là la raison qui a pu pousser à ouvrir la discussion avec les producteurs pharmaceutiques algériens sur les voies et moyens de la suppression de cette liste de produits réservés aux laboratoires locaux. Cette initiative du gouvernement est vraiment à saluer dans la mesure où, pour la première fois, l'administration observe les formes et organise la concertation avec des producteurs au sujet d'une mesure de politique commerciale extérieure. Quant au fond, je dois dire que si le secteur pharmaceutique national est ainsi ciblé, c'est sans doute parce que c'est, depuis longtemps, le seul secteur industriel national vraiment protégé. Et j'ajoute que si cette interdiction d'importation n'est effectivement pas compatible avec les règles de l'OMC, sa levée ne devrait se faire qu'une fois les négociations d'adhésion finalisées et au moment de l'entrée effective de l'Algérie dans les rangs de l'organisation. La «mise en œuvre prématurée» des accords de l'OMC, qui correspond à ce que l'Algérie fait depuis une dizaine d'années, est contreproductive et dangereuse. En termes simples, plus vous démantelez vos protections, plus les demandes des membres de l'OMC deviennent exigeantes et plus la perspective de l'adhésion s'éloigne. Autrement dit, vous perdez sur tous les fronts : c'est ce qui est arrivé à notre pays ; il a démantelé morceau par morceau l'ensemble de ses protections, au point qu'il n'a presque plus rien à négocier aujourd'hui. Son accession à l'OMC n'intéresse personne. C'est le piège dans lequel il s'est enferré jusque-là et dont il lui faut sortir de toute urgence. -Une des propositions du ministère du Commerce serait de lever les actuelles interdictions d'importation de médicaments fabriqués par les laboratoires nationaux, en contrepartie d'une révision à la hausse des droits de douane à l'importation. Est-ce une meilleure solution ? A mon avis, pas du tout. Pour trois raisons. D'abord, le niveau maximal de nos droits de douane est fixé à 30% seulement, ce qui reste encore très bas et peut donc limiter l'effet réellement protecteur d'une telle mesure. Ensuite, une augmentation des droits de douane aurait pour conséquence immédiate de renchérir le prix des médicaments et de grever les équilibres déjà très fragiles de notre système de sécurité sociale. Enfin, il faut rappeler que nos principaux fournisseurs de médicaments sont originaires de l'Union européenne, avec laquelle nous lie déjà un accord de libre-échange par lequel l'Algérie s'est engagée, au contraire, à démanteler progressivement son armement tarifaire. Autant dire que, dans le contexte actuel, une telle solution est tout simplement impraticable. -Une autre proposition serait de ne pas rendre éligibles les produits importés au remboursement par la Sécurité sociale algérienne. Une telle mesure serait-elle plus appropriée ? La discrimination sous une telle forme n'est pas non plus compatible avec les règles de l'OMC. Un principe de base de cette organisation, celui du traitement national, veut qu'un produit importé, une fois entré légalement sur le marché national, doit se voir appliquer le même traitement que le produit local. Il ne sert donc à rien de remplacer une mesure incompatible par une autre mesure elle-même non conforme. -En attendant l'adhésion à l'OMC et la levée inévitable de cette protection, que la mise en place de l'agence du médicament pourrait-elle être un levier pour aider les producteurs nationaux ? Cela fait longtemps que cette agence, déjà prévue par la loi algérienne, attend sa mise en place. Je voudrais souligner ici que le secteur du médicament est l'un des très rares, en Algérie, à faire l'objet d'un encadrement et d'une régulation plutôt de bonne qualité par rapport à la moyenne algérienne. C'est le seul où des normes de qualité sont en place à la production, à la distribution comme à l'importation. C'est le seul dont les prix et les marges sont encadrés plutôt efficacement. C'est le seul où le secteur informel n'a pas réellement de prise. Et ce n'est pas un hasard si, comme on le voit, c'est l'un des rares à être protégé et où la production a accompli de gros progrès, dans un contexte général où l'industrie nationale s'est partout affaissée. Cela étant, si l'administration sanitaire au sens large a pu faire front jusque-là grâce au dévouement de quelques fonctionnaires, elle ne pourra pas continuer à bricoler indéfiniment, dans des conditions de plus en plus difficiles et avec une indigence de moyens tout à fait indécente ; elle pourra de moins en moins répondre à des obligations qui se sont démultipliées du fait de patients devenus légitimement plus exigeants, du fait de producteurs nationaux qui doivent être accompagnés et soutenus dans leurs efforts de développement et du fait d'un environnement pharmaceutique mondial dont chacun connaît la complexité. Si notre pays souhaite aller de l'avant, il est évident qu'il doit se doter d'une agence puissante à l'image de la FDA américaine, de l'EMEA européenne, de l'ANSM française comme de celles qui sont à l'œuvre dans les pays en développement émergents. Ces retards incompréhensibles que nous prenons à mettre sur pied une agence décidée par la loi algérienne seront fortement dommageables pour l'avenir de l'industrie pharmaceutique comme pour celui de notre politique sanitaire dans son ensemble. -Le prochain round des négociations est prévu dans quelques mois. Que reste-t-il vraiment à négocier ? Et quelles sont les demandes adressées à l'Algérie par les membres de l'OMC ? Il est malaisé de répondre à cette question. Les autorités ne communiquent par réellement sur les progrès éventuellement accomplis dans la négociation, sur les difficultés éventuelles qu'elles rencontrent et sur le chemin qui reste à parcourir. Nul n'est en mesure de dire à ce jour pourquoi cette négociation traîne ainsi en longueur, sauf à supposer une volonté politique délibérée en ce sens. En théorie, la négociation se déroule sur trois axes : le premier porte sur les réductions de tarifs douaniers applicables aux produits industriels et agricoles et sur les concessions à accorder aux fournisseurs de services étrangers sur le marché national. Nous ne savons rien sur l'état actuel des négociations qui ont lieu à un niveau bilatéral, pays par pays. Ce qui est certain, c'est que sur chacun de ces volets, il sera nécessaire d'aboutir à un compromis avec les pays membres. Le second axe est celui de la mise en conformité du cadre législatif et réglementaire national avec les prescriptions des accords de l'OMC. C'est tout l'enjeu du système des questions que posent les pays membres et des réponses que l'Algérie y apporte. A ce sujet, il est sûr que l'instabilité de nos législations et, quelquefois, leur incohérence ne sont pas de nature à faciliter le travail des négociateurs. Enfin, il y a toutes les demandes de concessions que peuvent formuler certains membres, sans référence particulière aux accords de l'OMC. C'est le cas, notamment, de questions touchant par exemple au niveau des subventions à la production agricole ou au régime de protection des droits de la propriété intellectuelle. C'est le cas, également, de certaines exigences visant à la mise en œuvre prématurée de certaines transformations législatives touchant au régime du commerce, bien avant la finalisation des négociations. Tout cela amène à dire qu'il y a encore beaucoup de chemin à parcourir. -D'après vous, quelles sont les concessions que l'Algérie serait prête à faire ? Bien entendu, seul le gouvernement est en mesure de répondre à cette question. On notera seulement qu'hormis quelques Etats défaillants ou en butte à de graves problèmes politiques, toutes les économies du monde sont aujourd'hui présentes à l'OMC. L'absence de l'Algérie n'est pas normale, de ce point de vue. Et cela crée une forme de pression pour y entrer. Mais, dans le même temps, la perspective de devoir faire encore des concessions en termes d'accès des fournisseurs étrangers à son marché, pour une économie qui étouffe sous le poids de ses importations, a quelque chose de paradoxal à première vue. La vérité est que l'Algérie a cumulé les initiatives intempestives de libéralisation de son économie depuis une douzaine d'années, sans en faire une carte de négociation face à ses partenaires au sein de l'OMC. Quand on considère l'étendue des réductions de droits de douane consenties depuis 1995, les assouplissements apportés au régime des importations, les ouvertures concédées aux investisseurs étrangers dans tous les secteurs d'activité, on imagine bien que ces concessions auraient dû largement suffire pour jeter les bases d'un compromis acceptable à l'entrée dans l'OMC. A l'évidence, c'est ce que notre pays a échoué à faire. Et maintenant, par-delà les errements passés de notre système de gouvernance, il serait temps de commencer par bâtir une réelle stratégie de négociation qui valorise les efforts ainsi accomplis. Sur un autre plan, l'entrée dans l'OMC n'a de sens que si le pays souhaite réellement s'engager dans la diversification de son économie et de ses échanges. Cela passe par une reprise en main sérieuse de sa politique commerciale externe. Concrètement, cela signifie que l'on donne la priorité à l'investissement au détriment du commerce. Cela signifie que l'on remet de l'ordre dans le climat des affaires actuel, dont les désordres apparents ne sont rien d'autre qu'une voie royale ouverte aux fournisseurs de biens et services étrangers. Cela signifie surtout que l'on défend pied à pied tous les producteurs installés sur notre marché, que l'on mobilise nos administrations à leur service. Cela implique que l'on surveille comme le lait sur le feu les parts de marché des producteurs nationaux face à leurs concurrents étrangers. Or, combien d'entreprises ferment chaque année chez nous et mettent dehors des dizaines ou des centaines d'employés dans l'indifférence générale ? -Quel est l'impact de l'Accord d'association Algérie-UE sur les négociations d'accession ? Il faut sans doute rappeler que l'Accord d'association reconnaît très formellement dans son article 6 que ce sont les accords de l'OMC qui sont à la base même des règles qui régissent la zone de libre-échange que les deux parties ont choisi de mettre en place. Autrement dit, nous sommes censés, aujourd'hui déjà, appliquer les règles de l'OMC à plus de la moitié de nos échanges commerciaux extérieurs. Mais, à la base, notre pays était censé accélérer ses négociations d'adhésion à l'OMC, sous peine de désarticuler complètement la politique commerciale externe du pays, comme cela nous arrive aujourd'hui. Dans le principe, pour un pays qui accepte de démanteler totalement son tarif douanier avec l'Union européenne, soit la première puissance économique mondiale, la négociation d'accession à l'OMC ne devrait pas poser de difficulté outre mesure. La vérité est que l'Algérie a accéléré la conclusion de l'Accord d'association pour des raisons strictement politiques ; elle n'a toujours pas totalement pris la mesure de ses engagements commerciaux à ce jour ; elle ne sait pas vraiment comment l'intégrer dans sa politique économique, si l'on en juge par les atermoiements au sujet du calendrier de démantèlement tarifaire ou au sujet de la politique en matière d'accueil des investissements étrangers. Dans la pratique, l'Accord d'association posera deux types de problèmes aux négociateurs de l'accession à l'OMC : d'une part, il va inciter les autres membres de l'OMC à vouloir limiter fortement l'avantage tarifaire accordé aux exportateurs européens et donc à être très exigeants dans leurs demandes de réduction du niveau de la protection douanière qui leur sera applicable ; d'autre part, ces mêmes pays membres vont demander à ce que la concession exorbitante accordée à l'Union européenne (article 32-b de l'accord), à savoir celle du traitement national généralisé pour tous les fournisseurs de services leur soit étendue. Il se trouve que cette concession heurte violemment la volonté des autorités algériennes de réguler plus strictement l'investissement étranger et pose donc déjà problème aujourd'hui. Manifestement, il faudra trouver un autre compromis, sur cette question, avec l'Union européenne comme avec les autres membres de l'OMC. C'est là un problème de négociation tout à fait redoutable. Au total, il faut souligner la nécessité absolue de remettre de l'ordre et de la cohérence dans notre politique commerciale extérieure si nous voulons réellement mettre en accord la volonté de protéger nos intérêts commerciaux et d'assurer le développement futur de notre économie, dans le respect plein et entier des engagements internationaux de notre pays. Une telle remise en ordre ne touche pas seulement à la nature de nos engagements internationaux, elle concerne tout autant la reprise de réformes nombreuses (système foncier ; système bancaire et financier ; politique d'investissement ; politique industrielle ; mise à niveau des administrations ; etc.) trop longtemps mises sous le boisseau. Il est fortement recommandé de le faire aussi rapidement que possible, maintenant que subsistent encore quelques marges de manœuvre économique et financière face à nos partenaires. Si nous ne le faisons pas au moment propice, nous le ferons certainement sous la contrainte externe, comme lors du dernier programme d'ajustement structurel de triste mémoire.