Depuis le début de ce que les médias ont appelé le «Printemps arabe» en janvier 2011, les partis islamistes ne cessent d'obtenir haut la main la majorité des sièges en Tunisie, au Maroc puis en Egypte. L'Algérie en a fait l'expérience tout au début des années 1990. La Turquie, dont la forte croissance dissimule les dysfonctionnements, n'y a pas échappé non plus. Il ne faut pas oublier aussi que la seule élection libre organisée en Palestine libérée, c'est aussi le Hamas qu'il l'a remportée. Tout porte à croire qu'une règle vient de s'imposer et qui à chaque scrutin libre dans les pays où il y a la présence d'une force islamiste, c'est cette dernière qui sera «choisie». Pourquoi ? Des arguments sont avancés ici et là, mais n'expliquent que superficiellement ce tsunami, parfois même participent inconsciemment au jeu des islamistes. Ils imputent cet état de fait à la faiblesse des partis républicains qui n'arrivent pas à produire un projet de société et concevoir une démarche capable d'y aboutir. Ces partis ne constituent pas une vraie opposition, qui assure l'équilibre du pouvoir, ils composent avec l'autorité en place et se distancent vis-à-vis de leur base qu'ils utilisent comme un tremplin. Par contre, les partis islamistes font un excellent travail de proximité et ils disposent des moyens pour cela : les mosquées. Ils ont leur propre milice et tentent tous les artifices pour se rapprocher des citoyens, en créant des hôpitaux aux soins gratuits et des marchés de la rahma, etc. Quand bien même cette explication reste crédible, elle n'est pas totalement vraie, pour la simple raison qu'on ne peut continuer à manipuler éternellement un peuple si lui-même n'est pas convaincu de son avenir avec ses guides. Les peuples arabes ne sont pas différents des autres et les anthropologues sont unanimes pour dire qu'il n'existe pas de peuples meilleurs que d'autres. Ce sont uniquement les circonstances qui font leurs différences. Quelles sont ces différences justement ? D'abord pour évacuer les confusions entretenues sciemment pour décorer les discours islamistes afin d'en faire de plus modérés, entendons-nous sur la terminologie et ramener le tout à une approche sociologique, car c'est la seule science qui explique tout ce qui se rapporte à la société. Dans ce cadre, on tente en Tunisie, au Maroc et en Egypte, pays fortement touristiques à rassurer en préférant le qualificatif «islamique» à «islamiste», car ce dernier aurait, selon eux, une connotation intégriste et fondamentaliste, bien que ces deux termes se rapprochent. Or, si «islamique» ne reste qu'un qualificatif, «islamiste» est une doctrine politique qui vise l'expansion de l'islam par tous les moyens, y compris la violence. Les sociologues disent que tout parti qui fonde ses valeurs sur l'islam est islamiste. Maintenant, si ces partis acceptent «l'évolution», ils peuvent ne pas être «intégristes». Le pragmatisme dans l'application des concepts islamiques peut leur éviter d'être «intégralistes». Quel est le parti islamique dans le monde arabo-musulman et ailleurs, qui accepterait de renoncer ou de faire des concessions sur les traditions religieuses ? Il n'y en a pas et il n'y aura pas, après plus de quatorze siècles d'expérience. La deuxième ambiguïté est l'exemple traumatisant de «l'iranisation» et «l'afghanisation» de la société arabe. Il faut souligner que le peuple afghan n'a jamais connu de colonisation et ne connaît aucune culture à part la sienne. C'est un système tribal et il faut attendre son urbanisation dans les grandes agglomérations, comme Kaboul et les autres grandes villes, pour espérer le sursaut populaire contre les talibans. Cela a déjà commencé bien avant l'arrivée des forces étrangères qui n'ont fait que retarder le processus. S'il n'y avait pas eu l'attentat du 11 septembre, les talibans ne se seraient pas inquiétés pour plusieurs années. Quant à Khomeiny, il est venu, en tant que personnalité charismatique, au bon moment, après l'échec fracassant de la politique du Chah d'Iran. Ce dernier, gérant un pays fortement pétrolier, n'a pas réussi à juguler les dysfonctionnements dans sa communauté (corruption, despotisme,injustice, fermeture totale du champ politique, etc.). On peut donc sans verbiage dire que les partis comme le PJD au Maroc, Nahda en Tunisie et les Frères musulmans en Egypte et d'autres partis de ce type d'ailleurs sont islamistes parce qu'ils mènent une politique basée sur les valeurs de l'islam, dont les concepts n'acceptent aucune évolution avec les progrès de la société. Dans ce cas, pourquoi même des avertis choisissent cette voie sinon pour se flageller.Les racines sont beaucoup plus profondes qu'une simple explication expéditive. De nombreux sociologues ont développé des modèles qui décrivent le processus de démocratisation des sociétés, mais celui de Jacques Ellul, de l'université de Bordeaux 1, nous semble plus approprié pour ce cas. Il part de l'hypothèse que la démocratie est un concept collectif qui met à l'épreuve l'homme dans la société et la manière dont il y contribue. Dans ce cadre justement, le professeur Ellul, mort en 1994, distingue, fin des années 1970, deux points extrêmes pour évaluer la contribution de l'homme dans sa communauté. Le point le plus bas, il l'appelle société «vidée» en comparaison du plus haut qu'il identifie comme «habité». Est habitée, selon le chercheur, toute société composée d'hommes présents, conscients, ayant un comportement convergent sans être identique, centripète mais non unitaire. Elle est cohérente par un ensemble d'idées et croyances partagées. Est vidée par contre toute société composée d'hommes absents, narcissiques, et qui se désintéressent du corps social ou ce qui revient au même.Elle est centrifuge à démarche divergente. Le principe pour compléter le modèle est que plus on avance de la société vidée vers celle habitée, plus le processus démocratique et l'ouverture vers l'extérieur sont acceptés. Il reste bien entendu que ces deux points extrêmes restent théoriques et aucune société ne peut les atteindre, mais tend vers eux. L'équité, la transparence, la justice sociale, la bonne gouvernance favorisent cette tendance de la société vidée vers celle habitée. Les sociétés occidentales ont mis de nombreux siècles pour se purger et même si elles ont fait un bon parcours, elles n'atteindront jamais le sommet. Que dire alors des pays du «Printemps arabe» et ceux qui leur ressemblent qui n'ont connu jusqu'à présent que des dictatures ou des colons, et lorsqu'ils commencent à s'ouvrir vers l'extérieur ce sera autour de la mauvaise gestion, l'injustice et les divers dysfonctionnements sociaux. Leur forte frustration séculaire les place au plus bas niveau de l'échelle sus décrite. L'idée propagée à travers les tables rondes et les médias, selon laquelle les Algériens, les Tunisiens, les Egyptiens, les Marocains et même les Libyens, à travers un soulèvement populaire, aspirent à plus de liberté est une hérésie. Parce que dénoncer la hogra, la corruption, l'injustice et la mauvaise gestion n'est pas nécessairement un besoin de démocratie, telle que aperçue à travers les instruments de la nouvelle technologie de l'information et de la communication, mais primordialement et incontestablemen un ras-le-bol d'une situation qu'ils ne peuvent plus supporter et, est arrivée à son paroxysme. Il s'agit d'un désir très fort de chasser les dictateurs et le pouvoir jugé responsable de leur malheur. Ils choisiront parmi les postulants à la responsabilité celui qui est capable de les aider à se débarrasser de l'establishment quitte à tomber dans une nouvelle dictature qu'ils auront à tester. Historiquement, ces pays sont passés par un pouvoir totalitaire militaire à un autre semi-militaire puis civil et maintenant ils s'apprêtent à essayer et non subir un pouvoir islamiste, et ainsi de suite. Il se trouve que les islamistes et notamment les Frères musulmans en Egypte n'ont jamais exercé directement le pouvoir, mais jouissaient de la réputation d'une forte opposition aux dirigeants en place et plus tard de leur violence intégriste qui suscitent, par esprit de vengeance, une admiration populaire. Maintenant qu'ils sont contraints de mettre la main à la pâte pour gérer directement une société traumatisée et déstructurée, la tâche n'est pas de la même ampleur. Ils n'ont pas réussi à trouver un compromis pour la modération sans toucher aux fondamentaux islamiques et, surtout, de développer un discours pragmatique pour maîtriser leur aile extrémiste. Tout cela reste un dur challenge, pour montrer au monde entier qu'«il n'y a pas de haine en islam» et que les inquiétudes des uns et des autres ne sont aucunement fondées. Certaines de ces inquiétudes biaisent le débat sur le concept de démocratie et dissimulent les vrais problèmes qui apparaitront certainement avec l'exercice du pouvoir. Il est clair que l'Occident, aveuglé par ses intérêts, évalue le «Printemps arabe» selon ses propres critères et l'enfonce encore plus dans les détails. Lorsque le FIS a accédé au pouvoir en 1991, de nombreuses voix, restées inaudibles, s'élevaient pour dire n'interrompez pas le processus électoral et laissez les islamistes exercer le pouvoir. Ce sont leurs propres contradictions qui l'écarteront. Malheureusement ces appels n'ont pas été entendus. Il fallait donc payer un lourd tribut. Ce n'est pas le cas en Egypte et en Tunisie qui ont respecté le processus démocratique, qui a permis aux islamistes de montrer leurs preuves. Ainsi, en Egypte, et peu importe la forme et la manière dont Morsi a été écarté et qui reste discutable, la situation économique est catastrophique. Le tourisme a plongé, la livre égyptienne s'est dépréciée, un taux de chômage dépassant 40% pour les jeunes et 18% pour l'ensemble de la population active. Enfin et pour couronner le tout, il ne reste à peine dans les caisses que pour deux mois d'importations. C'est un échec incontestable pour justifier la présence de plus de 20 millions de personnes dans les rues. En plus, la dégradation de la paix civile et de la sécurité, auxquelles les Egyptiens sont très attachés, ont eu des effets sur le tourisme, le poumon économique du pays.A quoi s'ajoute un très mauvais climat pour les affaires et les investissements. Les Egyptiens savent que les vraies réformes prennent du temps, ils auraient donc pu prendre leur mal en patience s'ils avaient vu des évolutions. Morsi a d'ailleurs perdu de nombreux soutiens chez ses électeurs, parce qu'il n'a pas tenu ses promesses. Il faut peut-être souligner que même si l'armée n'était pas intervenue, la confrérie des Frères musulmans aurait été éloignée du pouvoir par la rue. Même si le cheminement est différent de celui qu'à connu l'Algérie en 1991, l'armée égyptienne s'est inspirée du modèle pour ne pas répéter les même erreurs algériennes, et donc a procédé, dès le premier jour, à plus de 300 arrestations d'islamistes, dont le leader de la confrérie, et Morsi lui-même. Ceux qui attendent que les Frères musulmans égyptiens prennent les armes se leurrent, car cette confrérie connaît bien les pratiques de l'armée égyptienne, depuis sa création en 1928. Bien que chacun des pays du «Printemps arabe» tente diplomatiquement et vainement de se démarquer du cas égyptien, l'onde de choc sera inévitable. Pour l'Algérie, elle attendra son vrai printemps.