Les Printemps arabes avaient tous accouché d'“hivers islamistes". On n'a pas trop cherché à comprendre le pourquoi de ce hold-up de la part d'acteurs qui ont pris le train des révolutions sur le tard, pour prêcher la fatalité selon laquelle les sociétés arabes devaient boire la tasse islamiste. Ce langage, propagé même à Alger pourtant épargné par la vague de fond qui s'est abattue sur le monde arabe et pour la raison que sa société a vécu dans sa chair l'offensive islamiste pour imposer son ordre, se révèle suranné avec ce qui se passe présentement en Egypte et en Tunisie où les Frères musulmans ont gagné par effraction la transition postrévolutionnaire pour se retrouver dans la situation des autocrates de ces deux pays à leur phase terminale. Mohamed Morsi, retournement de l'histoire ou comble de l'ironie, est accusé de “pharaon", comme son prédécesseur Hosni Moubarak. En Tunisie, le pays où a éclos le Printemps arabe n'est pas en reste : Rached Ghannouchi est dans de mauvais draps. Le leader d'Ennahda est accusé de velléités bénaliennes, lui qui a juré de transformer son pays en Turquie du Maghreb ! Les peuples égyptien et tunisien n'auront pas été dupés par la propagande islamiste. Après l'expectative, voilà qu'ils convoquent de nouveau le “dégage" qui a fait chuter Ben Ali et Moubarak et mis fin au règne de deux autres dictateurs, Kadhafi en Libye et Ali Abdallah Salah au Yémen, pour s'en prendre aux islamistes qui officiellement ont applaudi à la démocratie et aux libertés mais prenaient soin de conforter leurs ouailles et sympathisants en expliquant que leurs ouvertures étaient destinées aux opinions internationales. Morsi le “nouveau pharaon" Depuis le 22 novembre et la publication du décret liberticide lui octroyant des pouvoirs exceptionnels jusqu'à l'élection d'un nouveau Parlement, le président égyptien est confronté à la plus forte contestation depuis son accession à la magistrature suprême, le 30 juin 2012. Il aura réussi le tour de force de fédérer l'opposition républicaine : les libéraux, les démocrates, les nationalistes nassériens, la société civile anti-islamiste et même des islamistes modérés apparentés à la confrérie des Frères musulmans. Tous dénoncent sa dérive autoritariste et son dessein d'instaurer une république islamique. À l'arrivée au pouvoir des Frères musulmans après la chute de Moubarak, l'ancien “pharaon", le 11 février 2011, de nombreux Egyptiens étaient restés méfiants à l'égard des “Frères", se demandant à quelle sauce ces derniers allaient les manger, car ces républicains, tout de même, la moitié de l'électorat puisque Morsi l'a emporté d'une courte tête sur un candidat symbolisant l'ancien régime, n'étaient pas dupes : ils faisaient part de leurs soupçons que les islamistes allaient utiliser la démocratie pour servir leur objectif d'un Etat soumis au pouvoir religieux. Ces appréhensions n'ont pas tardé à être vérifiées. Morsi a convoqué d'urgence l'assemblée constituante égyptienne, dominée par les islamistes, boycottée par l'opposition libérale et républicaine, de même que les églises chrétiennes coptes, l'accusant de faire la part belle aux vues des islamistes, pour adopter le projet de nouvelle Constitution et qui a été soumis les 15 et 22 décembre à référendum pour organiser de nouvelles élections générales l'an prochain. Ce projet a donné lieu à d'importantes manifestations au Caire, à Alexandrie et dans plusieurs autres villes dans le delta du Nil et le long du canal de Suez. Morsi compte ainsi maintenir en pole position le Parti de la liberté et de la justice, le bras politique de la confrérie des Frères musulmans qui a raflé les fruits de la révolution du Nil en empêchant par son décret toute contestation en justice de ses décisions dans l'attente de l'élection d'un nouveau Parlement. Une menace majeure pour la démocratie égyptienne naissante a estimé l'autorité judiciaire qui a enfourché le cheval de bataille de l'opposition, lui donnant un même sens et contenu. Morsi, tout compte fait, a manifesté sa tendance autocratique et surtout ne s'est pas affranchi, comme la promesse en avait été faite, de l'influence persistante de la confrérie des Frères musulmans. Le président islamiste a même oublié que son pays comptait également des Coptes, installés bien avant l'arrivée de l'islam ! Le principe de la charia comme source principale de la législation, ce qui était déjà le cas sous Moubarak, est maintenu dans la nouvelle loi fondamentale avec le rajout de nouvelles dispositions : les lois doivent être interprétées selon la doctrine sunnite, l'Etat a un rôle de “protection de l'éthique et de la morale", une restriction des libertés au nom de la protection de la religion ; “l'insulte des hommes" est interdite, une disposition qui renforcera la censure, pouvant être utilisée contre les journalistes critiquant le président ou d'autres représentants de l'Etat. Ennahda dans l'œil du cyclone Les mouvements sociaux dégénérant en heurts se sont multipliés ces derniers mois en Tunisie, le gouvernement dirigé par les islamistes d'Ennahda peinant à répondre, dans une conjoncture économique difficile, aux revendications des Tunisiens qui étaient à l'origine de la première des révolutions arabes. Ennahda, comme les Frères musulmans en Egypte, est préoccupé par la consolidation de son pouvoir et l'instauration de lois islamiques. La Tunisie est également plongée dans une impasse politique, sans aucun compromis en vue sur la future Constitution. Lors d'une allocution télévisée, le président Moncef Marzouki s'est vivement inquiété du risque d'instabilité dans le pays après la vague de violences qui a fait quelque 300 blessés à Siliana, ville déshéritée dont les habitants réclament, comme à l'époque de la révolution, de meilleures conditions de vie. Les affrontements entre forces de l'ordre et les manifestants, armés de pierres et de cocktails Molotov, ont fait le tour de la Tunisie rappelant que la révolution du Jasmin, comme sa consœur du Nil, est prise en otage par des islamistes qui l'ont dénaturée pour poursuivre leur dessein de supplanter le régime de Ben Ali. Ennahda a procédé à la nomination de ses membres et proches dans tous les postes d'importance, tissant de la sorte une véritable toile pour l'après-transition, profitant que le pays est sous le régime de l'état d'urgence depuis la révolution de janvier 2011. Ici aussi, l'enjeu est la nouvelle Constitution qu'Ennahda veut plus proche de la religion, notamment pour ce qui est des droits des femmes et des libertés de conscience, d'information et d'organisation. La bataille fait rage entre partisans d'une Tunisie séculaire, ouverte sur le monde et riche de ses racines, et des islamistes plus préoccupés par sa mise en phase avec des principes religieux. Alors que les Tunisiens sont excédés par une crise économique sans fond, le gouvernement de Jebali, numéro deux d'Ennahda, s'est complu dans la fuite en avant et l'incompétence. Ce constat a été établi par le président de la République en personne qui a averti : “Nous n'avons pas une seule Siliana, j'ai peur que cela se reproduise dans plusieurs régions et que cela menace l'avenir de la révolution", notant le décalage entre les “attentes immenses" de la population et “le rendement du gouvernement". D. B