En 1975, le romancier australien James Clavell (Charles du Maresq de Clavelle : 1924-1994) passionnait les lecteurs du monde entier avec Shogun, une tumultueuse et époustouflante saga sur le Japon des seigneurs de la guerre, de prime abord, mais qui s'avère en fait une réflexion sur le pouvoir. L'écrivain, avec un rare talent, décrit la rencontre de deux univers, celui de l'Europe incarné par le navigateur anglais John Blackthorne et celui de l'Asie personnifié par Toranaga, un prince du Japon encore enfermé dans un superbe isolement. Blackthorne s'est échoué, avec son équipage, sur les côtes japonaises, où il est capturé par le clan de Toranaga, puissant seigneur de la guerre qui aspire à devenir Shogun, donc maître absolu de l'empire. Intrigues, complots et affrontements violents caractérisent ce roman à rebondissements, où les lecteurs découvrent l'intervention de l'ordre des jésuites dans le cours des événements politiques qui agitent l'empire. Toranaga est l'artisan de tout ce remue-ménage dans lequel il manipule adversaires et alliés. Lorsque Toranaga triomphe, il livre son rival Ishido à la vindicte des foules, priant le peuple de sectionner le cou du candidat évincé avec une scie en bambou. Cette chronique flamboyante de James Clavell faisait écho à un maître roman écrit bien des années plus tôt sur ce Japon insondable et par un auteur japonais. C'était le magnifique La pierre et le sabre de Eiji Yoshikawa. Ce roman, vendu à des dizaines de millions d'exemplaires, est un monument littéraire qui place Eiji Yoshikawa dans les sommets de la littérature universelle. Le titre original de La pierre et le sabre est de Miyamoto Musashi. Le personnage de Yoshikawa a réellement existé. Miyamoto Musashi (1584-1642) est un héros légendaire de l'histoire du Japon. Guerrier chevaleresque, il était connu comme un maître d'armes exemplaire dont l'enseignement et la vie personnelle ont traversé les siècles. Miyamoto Musashi avait cette particularité d'utiliser un sabre en bois dans ses combats. Adolescent, il avait pris part à une guerre particulièrement sanglante dont son armée sortira perdante. Musashi, ayant survécu à la meurtrière bataille de Shigahara, en 1600, trouvera sa voie dans la discipline des armes. Sa renommée grandissante lui vaut d'être provoqué par des guerriers qui veulent éprouver sa force et sa maîtrise. Musashi livrera des dizaines de duels dont il sortira vainqueur avec son seul sabre en bois. ce personnage, profondément inscrit dans l'imaginaire collectif des Japonais, séduira Eiji Yoshikawa qui se voit offrir l'opportunité par le puissant journal Asahi Shinbun de consacrer un livre à sa vie. Singulière rencontre, alors que celle du héros mythique et du jeune écrivain qui revenait de loin. Lorsqu'il commence, à partir de 1936, à publier son feuilleton sur Miyamoto Musashi, Yoshikawa peut estimer s'être élevé dans la société à la force du poignet. Né en 1892, près de Yokohama, Yoshikawa Hidetsugu connaîtra une enfance particulièrement difficile. Son père, malheureux en affaires, avait fait faillite ; alors qu'il n'avait que 11 ans, Hidetsugu sera contraint de travailler pour vivre. Plus question d'école ni de ce bonheur que méritent les enfants. Tout au plus, l'enfant en question ira à l'école de la vie. Cela prendra beaucoup de temps et d'énergie à Yoshikawa qui acceptera de menus travaux pour survivre dans un contexte hostile. Il ne tardera pas à quitter Yokohama pour s'établir à Tokyo où il sera ouvrier dans des ateliers de fortune. C'est dans cette ville qu'il découvre l'art des Haikus et que se révèle son don pour l'écriture. Il participe à des concours littéraires, décroche parfois un prix, collabore à des journaux et attire l'attention du puissant éditeur Kodansha qui le recrute comme auteur prometteur. Il tiendra ses promesses allant jusqu'à signer de dizaines de noms différents avant de choisir définitivement Eiji Yoshikawa comme son nom d'auteur. Marié, rassuré dans sa vie quotidienne, Yoshikawa ne se soucie plus que de construire une œuvre. Il devient important au point d'être engagé comme journaliste par l'influent Asahi Shinbun qui publie également ses écrits purement littéraires. Dans son roman, Eiji Yoshikawa a scrupuleusement respecté les faits historiques et il s'interdisait notamment de prendre des libertés avec la personnalité de Miyamoto Musashi auquel ses compatriotes vouaient une exceptionnelle vénération depuis des siècles. L'écrivain réveillait avec ce roman qui soulevait l'enthousiasme des Japonais un sentiment national fort. Le Japon s'engageait alors dans des conflits armés et d'une manière presque évidente la littérature appuyait l'orgueil d'un empire conquérant. Eiji Yoshikawa n'ira pas jusqu'à prendre les armes, mais lorsque le Japon ouvre les hostilités contre la Chine, il sera l'envoyé spécial sur le front de l'Asahi Shinbun. Ce séjour le marquera, car il y découvrira que son pays n'était pas unique au monde. En écrivant Miyamoto Musashi, Eiji Yoshikawa avait largement exalté le code d'honneur des guerriers, de ces samouraïs qui ne pouvaient pas accepter de vivre dans l'indignité. Il avait dépeint l'esprit chevaleresque auquel était parvenu Miyamoto Musashi en parvenant à maturité. Mais son héros, encore adolescent, avait tout de même commis des abominations en prenant la vie d'innocentes personnes qui avaient eu le malheur de croiser son chemin. Eiji Yoshikawa ouvre son roman, La pierre et le sabre, par un chapitre grandiose sur la bataille de Sekigahara durant laquelle Miyamoto Musashi vaincu, est laissé pour mort. Survivant à la débâcle, il se lance sur les routes incertaines de l'empire, à la recherche de lui-même, d'abord jeune guerrier écervelé, même par l'instinct grégaire, puis sage maître d'armes qui enseigne à ses adeptes que toute la sérénité du monde est dans les arts martiaux. Miyamoto Musashi avait consigné sa philosophie personnelle dans un traité qui a inspiré Eiji Yoshikawa pour comprendre cette personnalité légendaire et répondre à la passion des Japonais pour Miyamoto Musashi. Le romancier, dont l'œuvre n'en suscita pas moins une controverse dans les milieux littéraires japonais, décida de prendre du recul par rapport à l'écriture et ce n'est que dans les années cinquante que, cédant à la pression des éditeurs et du public, il reprendra la plume. Outre La pierre et le sabre, Taiko est son autre œuvre majeur. Empreinte d'un esthétisme simple mais prenant, les romans de Eiji Yoshikawa ont cette dimension épique et quasi charnelle de héros qu'on entend réfléchir et qu'on voit vivre. Eiji Yoshikawa avait été désigné comme l'Alexandre Dumas japonais. Il faut se demander si le raccourci est pris à bon escient. Avec l'écrivain japonais, décédé en 1962, on entre dans un autre monde.